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LA MISÈRE

771 Les foyers commençaient à baisser faute de bois ; le commandant, inquiet, se rendait compte qu’il était impossible de franchir la masse compacte, qui environnait le convoi. On ne pouvait ni rester sans feu sans s’exposer à être dévorés, ni traverser l’épouvantable armée des loups, chassés de leurs repaires par quelque accident ou peut-être suivant le convoi. Quelques loups, flairant de trop près les chevaux des Cosaques, s’étaient attiré de rudes coups de pied. Mais les soldats commençaient à se replier sur le campement que cet envahissement rétrécissait de plus en plus. Quelques prisonniers avaient peur ; d’autres, insouciants de ce qui pouvait survenir, regardaient indifférents. Les nihilistes étaient de ce nombre ; ils s’étaient groupés, attendant ce qui allait arriver. Ce sont les loups, n’est-ce pas ? dit Elisabeth à Annah. Oui, mon enfant, mais ils sont, je crois, en marche ; peut-être ne nous attaqueront-ils pas. Élisabeth, en dépit de son courage, préférait, la pauvre enfant, les travaux forcés, à cette mort prompte mais horrible. Les loups avaient pris place ; si on ne voyait plus la neige, en revanche on apercevait toujours plus près et plus pressées, les milliers de petites étoiles rougeâtres de leurs yeux. Brûlez un chariot ! dit le commandant. On déchargea à la hâte un chariot, jetant ce qu’il contenait sur les autres. Un feu immense resplendit, montrant à sa clarté rouge l’étendue du troupeau hurlant qui allait tenter l’assaut. Le commandant réfléchissait toujours et le combat s’engageait entre les plus audacieux, ou les plus affamés des loups, et les soldats. Quelques-uns de ces animaux ayant été tués, des centaines des leurs se jetėrent sur les morts et engagèrent contre eux des luttes terribles. Le feu diminuait. Une autre voiture ! dit le commandant, ne déchargez pas. Une seconde voiture, pleine d’effets pour les déportés et leurs conducteurs, servit pendant une demi-heure à éloigner les loups. Mais à mesure que diminuait la flamme, ils venaient à l’assaut si nombreux, que les coups de fusil ne faisaient que leur procurer une proie qui les alléchait de sang. Feu continuel ! cria le commandant. Cette fois les loups reculèrent pendant quelques instants ; mais on ne pouvait épuiser les munitions. On brûla encore un chariot ; la flamme allait si vite, poussée par le vent, qu’il eût fallu recommencer toujours. Brûlez tous les effets ! dit le commandant. Les chariots furent déchargés et un bûcher formé avec tout ce qui n’était pas provisions de bouche pouvant être transportées par les soldats.