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LA MISÈRE

719 glissait une femme pareille à un spectre. Elle regardait le fleuve noir sous les navires. Les rues devenaient désertes ; dans les workhouses, dans les passages, sur les trottoirs, au pied des palais, les malheureux s’étendaient au milieu des haillons, essayant de s’endormir ; quelques silhouettes noires, policemen et bandits, s’embusquaient à l’angle des rues. En sens inverse de la première femme, en venait une seconde ; celle-ci couverte de haillons frangés de déchirures. Ses jambes nues, glacées, dans des bottines percées, lui donnaient une marche raide ; son chapeau déchiré laissait flotter des boucles folles de cheveux blonds. Où allez vous ? dit la première femme. A la Tamise 1 et vous ? A la Tamise. Elles s’arrêtèrent toutes deux. Pourquoi voulez-vous mourir ? dit la première. Que vous importe, dit l’autre. Qui sait ? reprit la première. Nous pouvons bien prendre quelques minutes, puisque nous allons mourir. La lune donnant en plein sur la femme en haillons, montra un visage de seize ans à peine. En effet, dit-elle, nous pouvons causer, mais pas longtemps ; j’ai déjà hésité hier, c’est la seconde nuit que je viens, et je ne veux pas recommencer à errer dans les rues. Venez, dit la première, nous serons bien ici. Elles s’assirent ensemble sur la grève. Comme il fait doux, ce soir t dit la jeune fille. Elle respirait à travers le brouillard un peu d’air frais de la nuit. Pourquoi m’avez-vous arrêtée ? dit-elle tout à coup ; ce serait fini, et maintenant c’est à recommencer. Qui sait ? dit encore la première ; nous nous jetterons ensemble s’il n’y a pas moyen que vous fassiez autrement ; dites-moi, mon enfant, pourquoi voulezvous mourir ? Pourquoi ? parce que ma mère m’a défendu de rentrer et que je ne sais plus où est ma sœur. Je suis l’aînée de six enfants ; ma mère ne peut plus les nourrir. Hier matin nous étions ensemble à nous promener ; il y avait longtemps que ma mère nous proposait pour être servantes, ma sœur et moi, à tous les passants mis confortablement ; et comme personne ne lui répondait, elle voulait aussi que nous le demandions. L’enfant parlait par saccades. La langue anglaise, déjà un peu rude, imitait dans sa bouche le bruit de cailloux remués. L’autre écoutait, distraite de sa douleur par ce triste récit. Enfin, continua la jeune fille, ma sœur se décida la première. Un monsieur bien vieux passait ; elle courut à lui et lui fit sa prière : « Milord, voulez-vous m’emmener pour être servante chez vous ? je serais bien docile. » >