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LA MISÈRE

575 L’abbé Marcel, l’oncle de Claire avait quatre-vingts ans passés ; il était né au Val-des-Chênes et en sortant du séminaire en avait été nommé curé. Chez lui, le cœur était d’or, le cerveau de plomb, la raison faussée. Pauvre abbé Marcel ! il croyait, lui qui souffrait tantdes douleurs des autres, en un Dieu tout-puissant qui punit éternellement des fautes dont il est complice puisqu’il les laisse s’accomplir. C’est un mystère impénétrable à l’homme, disait-il ! Claire était l’arrière-petite-nièce de l’abbé Marcel, il avait reporté sur elle toute l’affection dont il était capable, et sans qu’il s’en doutât, il l’aimait plus que son Dieu, mais il se faisait du devoir une idée suivant son fanatisme, il l’eût sacrifié comme il eût sacrifié la terre entière à ses croyances religieuses. C’est ainsi, qu’il n’avait pas hésité à envoyer sa chère petite Claire chez Mme Helmina ; il lui fait avait donner assez d’instruction pour qu’elle pût obtenir son diplôme, et son rêve le plus doux était de la voir institutrice au Val-desChênes ; mais ne craignant rien tant pour elle que les chaudières de l’enfer, il se serait cru coupable en n’acceptant pas la route de salut qui s’ouvrait si large devant Claire chez Mme Helmina. Entre Davys-Roth et l’abbé Marcel existait un point de ressemblance, le fanatisme, ils se touchaient par là, cruel et conscient chez Davys-Roth, complètement extatique chez Marcel ; les effets en étaient les mêmes. L’abbé passait pour un saint parce qu’il s’oubliait complètement pour donner aux malheureux, tout en répétant : Il faut toujours des pauvres ! On l’avait vu donner jusqu’à son dîner et ne plus même songer s’il avait faim. Chez lui, le corps n’existait guère, l’esprit habitait bien haut dans le bleu des légendes ; le cœur seul vivait ; mais il l’immolait toujours à son Dieu, le jetant tout saignant devant l’autel. Tel qu’il était, capable de toutes les vertus, il pouvait, grâce au fanatisme, accomplir tous les crimes. Le long silence de Claire le faisait souffrir ; la pensée de sa nièce ne le quittait pas ; mais il acceptait aveuglément les mensonges d’Helmina, cette sainte ser-. vante du Seigneur. La dernière lettre de la digne directrice lui causait une poignante douleur, dont il ne voulait pas convenir avec lui-même. Cette lettre était encore ouverte sur la table où il achevait son repas du soir, quand sa gouvernante, Mme Trottier, petite vieille aux allures de souris, fit un grand signe de croix, effrayée d’entendre sonner à la porte après l’angélus. – Qui peut venir à une pareille heure ? dit-elle et par un froid pareil, il serait peut-être prudent de ne pas ouvrir. C’est justement à cause de l’heure et du froid qu’il faut vous dépêcher, ma bonne madame Trottier, dit le vieillard. Elle s’éloigna assez mécontente ; un peu rassurée cependant par l’allure du vieux chien qui la précédait, remuant la queue en aboyant. Le voyageur était une femme de haute taille, enveloppée d’une mante d’étoffe brune et d’un capuchon, comme les paysannes de ces contrées.