Page:Michel - La misère.pdf/548

Cette page n’a pas encore été corrigée
548
LA MISÈRE

548

Brodard, fou de joie et de douleur, saisit ses enfants dans ses bras, il n’y eut plus moyen qu’il leur cachât rien, son cœur crevait. Sophie avait paru se ranimer, en entendant les autres crier vers le père ; elle lui tendit les bras, mais la fièvre la saisit, elle jetait avec des cris des phrases entrecoupées, on y distinguait le nom de Rose. Brodard eut voulu rester près de ses filles, la marchande de mouron qui était la forte tête, déclara qu’il ne devait rien changer à sa vie jusqu’au jour où il pourrait emmener ses enfants ; agir autrement, c’était attirer les regards ; chose dangereuse pour ces infortunés, coupables, d’être nés plébéiens, et condamnés pour cela à la vie de douleur. Il fallut obéir. Brodard partit sans voir le médecin qui, appelé de suite, ne vint que le matin ; il trouva l’enfant fort mal, l’examina avec attention, et parut surpris en apprenant de quelle maison elle sortait. Ses soupçons disparurent, le médecin laissa une ordonnance pour couper la fièvre qui ne diminua que vers le milieu du jour, Sophie parlait tant de Rose Mixlin qu’on jugea devoir le dire à la mère. Angèle alla dès le matin chez cette pauvre femme, et la ramena. En effet, ce nom de Rose, qui revenait avec des cris dans le délire de Sophie, avait quelque chose d’étrange, la mère Mixlin s’établit près d’elle, cherchant quelque indice révélateur qui sait si la petite Sophie ne savait pas le terrible secret de l’enlèvement de Rose ? On voit des choses si étranges, bientôt elle fut convaincue que Sophie avait vu sa fille et, d’après les défiances d’Angèle pour le comte de Méria elle en arriva à se former une conviction, c’est ce qui motiva une lettre d’elle à Mile X…, jetée au panier comme les autres. Cependant il pensa cette fois que l’affaire pourrait devenir compromettante pour lui et comme Davys-Roth il prit la résolution d’abandonner cette aimable dame pour laquelle cependant il avait une faiblesse toute particulière. La maison de Mme de Saint-Stéphane était sa rue Duphot, d’autres, du même métier en font autant avec la même désinvolture. Brodard arriva tard à la rue de la Chance-Midi, il marchait en songeant aux événements de la journée. Tout tenait bien peu de place devant sa réunion avec ses enfants, décidément la chance avait tourné. Bien sûr, Sophie se rétablirait ; il ne pouvait en être autrement maintenant. Tandis qu’il songeait ainsi, se faisant illusion sur le danger que courait la petite (car on ne lui avait rien raconté), n’avait-il pas assez souffert. En passant sous un reverbère devant une petite crémerie, un homme à la grande barbe blanche, vêtu d’une blouse de toile et d’un pantalon pareil tout reprisé, et qui avait l’air de rire à la nuit et à l’hiver, comme l’homme riait à la faim et à bien — Eh Brodard ? il tourna la d’autres choses, l’appela tout à coup : Brodard ! tête, c’était un déporté, un vieux de juin 48, rentré avec l’autre, par le dernier bateau et qui l’avait reconnu. Brodard prit la fuite. Qu’aurait-il pu dire à ses camarades ? - .