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LA MISÈRE

477 quand on n’en a pas, qu’il dit, mais c’est triste tout de même que ce soit le pauvre qui travaille lui-même à ces besognes-là. C’est vrai, dit Brodard, ce ne sont pas les riches qui pourraient eux-mêmes creuser des cachots et les murer sur les prisonniers, ni changer leurs pauvres logements tout à fait en niches à chien ? Il s’en alla un peu plus loin, réfléchissant à ce qu’il allait faire. Il était probable que les habitants de la rue avaient vu ses enfants ; elles avaient dù acheter du pain, des légumes, un peu d’épicerie. Il allait donc de boutique en boutique, s’informant si personne n’avait connu, au nº 20, trois jeunes filles dont l’aînée avait environ seize ans, les deux autres de huit à dix. Quand il avait dit le nom personne n’avait rien vu. Brodard ne se sentait plus fatigué. Il marchait toujours, n’éprouvant plus rien de la vie ; il était devenu machine. Seulement, malgré le froid, une sueur abondante inondait son front. Cette étrangeté n’était pas faite pour inspirer la confiance, aussi ne causaiton pas longtemps avec lui. Étant entré dans toutes les boutiques, Brodard quitta la rue, convaincu que personne ne lui donnerait de renseignements sur ses filles. Il allait toujours, entendant dans ses oreilles le bruit de l’Océan ; il songeait au navire qui l’avait ramené. Bientôt sa pensée s’obscurcit tout à fait ; il lui semblait être lui-même le navire vacillant sur les flots. Et Brodard, comme un bâtiment qui tournoie sur lui-même et s’abîme sous les eaux s’affaissa tout à coup au milieu de la chaussée. Il n’avait rien pris depuis la veille et la nuit tombait. C’était rue de la Glacière ; combien de marches et de contre-marches avait-il faites jusque là ? qui pourrait le dire ? Tant qu’un malheur n’est pas arrivé personne n’y croit, personne n’essaie de l’empêcher ; on rudoie à l’occasion les misérables. Mais une fois le malheur consommé, tout le monde s’empresse, parce que le plus souvent il n’y a rien à faire. C’est ce qui arrivait pour Brodard. Il y eut pour le relever cent bras se gênant les uns les autres. L’instant d’auparavant il n’en eût pas trouvé un seul. Brodard, évanoui, fut porté dans une pharmacie. On le fit revenir, et à ses paroles incohérentes, à sa pâleur morbide on pensa qu’il devait avoir l’estomac vide, ce qui était en effet. Tandis qu’il était soigné et qu’ayant pris un peu de nourriture, sa pensée redevenait lucide, une personne indiscrète avait trouvé le portefeuille tombé de ses vêtements, tandis qu’on le portait, et l’avait ouvert. Le passeport au nom de Lesorne se terminant par les mots : forçat libéré, fut agité devant tous les yeux. En quelques instants la pharmacie fut déserte. Mathieu, dit Lesorne, de la bande Saboulard ! disait-on ! Quelques-uns affirmaient qu’il en était le chef. Celui qui avait ramassé et ouvert le portefeuille eut à la porte les honneurs