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rent ainsi paisiblement ; faisant de la médecine sous un froc qui ne le gênait guère, maître François voyageait souvent, tandis que de nombreuses éditions du Gargantua et de sa continuation (premier livre du Pantagruel) se succédaient rapidement, attirant à leur auteur des ennemis et des admirateurs. Quoique la persécution contre les hérétiques fût des plus rigoureuses, Rabelais, qui ne savait jamais retenir un bon mot et qui se fiait sur les protecteurs puissants, sur les amis que lui avait procurés son humeur joviale, mit au jour son Tiers livre en 1545. Il eut l’adresse d’obtenir un privilége signé le 9 septembre par François Ier, privilége étrange où se montrent des traits qui semblent dictés par Rabelais lui-même et qui ne sont guère du style habituel de la chancellerie. Ainsi que l’a fort bien remarqué M. Lacroix, « il y avait plus que de la bouffonnerie à prétendre que les deux premiers volumes des Faits et dits héroïques de Pantagruel, non moins utiles que délectables, avaient été corrompus et pervertis en plusieurs endroits par les imprimeurs, au grand déplaisir et détriment de l’auteur, et que ce seul motif avait empéché de publier le reste et sequence de l’œuvre ». Muni du privilége de Sa Majesté, le nouveau volume fut mis au jour chez Wechel à Paris, et promptement réimprimé à Toulouse et à Lyon. Rabelais mettait pour la première fois son nom sur le frontispice, et il y joignait ses titres de « docteur en médecine et calloyer des isles d’Hières » (cette dernière expression équivalait sans doute à celle de chanoine de St-Maur des Fossés). Dans cette composition, le point de vue de l’auteur satirique s’élargissait ; la critique de l’ordre social, la comédie de l’homme, la révélation d’une philosophie hardie se révélaient à chaque page. Les attaques les plus vives contre les théologiens et les moines éclataient dès le prologue (« Arrière, cagots ! hors, cafards de par le diable ! Je renonce ma part de papimanie si je ne vous happe »). Des cris de colère s’élevèrent ; la Sorbonne frémit ; on dénonça l’ouvrage au roi, qui ne l’avait pas lu : il s’en fit faire la lecture et n’y trouva passage aucun suspect (c’est Rabelais lui-même qui atteste ce fait au commencement de son quatrième livre). Maître François resta donc tranquille, et composa le nouveau livre dont il parut en 1547 une édition tronquée et imparfaite, donnée sans doute d’après un manuscrit informe qui avait été dérobé à l’auteur. Des hardiesses de plus en plus vives étaient répandues dans cette production nouvelle du redoutable satirique ; le scandale fut grand, et malgré la puissance de ses protecteurs, il jugea prudent de s’éloigner avec précipitation. En 1546, il était à Metz, et une lettre de sa main, qui existe à la bibliothèque de Montpellier et qui a été publiée pour la première fois en 1841, atteste qu’il s’y trouvait en très-grande nécessité et anxiété. Il

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finit par aller rejoindre à Rome son fidèle ami le carinal du Bellay, qui était tombé en disgrâce après la mort de François Ier. On ne sait presque rien à l’égard de ce troisième séjour de maître François dans la ville papale. Le géographe André Thevet, qui était à Rome vers 1559, reconnaît les services qu’il lui rendit en le protégeant contre des soupçons d’espionnage. Le 3 février 1550, Louis, duc d’Orléans, fils de Henri II, naquit à St-Germain en Laye, et dès qu’on apprit à Rome cette heureuse nouvelle, le cardinal du Bellay et le seigneur d’Urfé voulurent la célébrer par une fête splendide ; on ordonna une sciomachie, c’est-à-dire une représentation de bataille tant par mer que par terre. Une crue du Tibre empêcha le combat naval ; mais le combat par terre eut lieu en présence d’une foule immense, sur une place située devant le palais du cardinal. Il y eut intermède théâtral, où figura Diane (allusion à la maîtresse du roi) ; on servit un banquet véritablement gargantuesque : mille pièces de poisson y parurent. Rabelais, qui assistait à ces splendeurs et qui y avait probablement mis de son imagination, écrivit une relation qu’il envoya au cardinal Charles de Lorraine et qui fut imprimée à Lyon. Le privilége du roi contient cette assertion remarquable que l’auteur avait fait imprimer avant 1550 plusieurs livres en grec, latin, français et thuscan. On ne connaît pas encore quels sont ces ouvrages italiens dus à maître François. Ce fut sur ces entrefaites qu’il revint en France. Le cardinal de Lorraine, qui était alors ministre tout-puissant, le reçut favorablement. Il venait d’acheter le château de Meudon. Le cardinal du Bellay, qui employait son médecin ordinaire comme son agent politique et auquel appartenait la collation des cures dépendantes de l’évêché de Paris, nomma Rabelais curé de St-Martin de Meudon ; la réception, dont l’acte s’est conservé, eut lieu le 19 janvier 1551. Il est permis de croire que ce choix fit scandale. L’auteur de Pantagruel était alors attaqué de deux côtés : les orthodoxes lui reprochaient ses sarcasmes contre l’Eglise et les moines ; les réformés (et à cet égard se trouvent les témoignages de Calvin et de Ramus) le regardaient comme un athée. Fort de la protection de personnages du plus haut rang, maître François brava l’orage, et au commencement de 1552 il fit paraître en entier le Quart livre, dans lequel il n’oublia pas de lancer des traits vigoureux contre ses divers adversaires ; il frappa sans ménagement sur les démoniacles Calvins, imposteurs de Genève. Ce livre fut dédié au cardinal de Châtillon ; mais ce n’était pas là une garantie bien puissante d’orthodoxie ; car ce prince de l’Eglise ne tarda pas à embrasser les principes de la réforme et à se marier. Il y eut donc une émotion assez naturelle. Le parlement manda l’imprimeur Fezendat et lui enjoignit de ne point mettre le livre en vente dedans quinzaine, jusqu’à ce que « le bon