Page:Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1843 - Tome 35.djvu/17

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

RAB

nous sommes arrêtés à cause du froid dans « une méchante petite maison de la Tarentaise.« Une vieille femme, s’étant mise en devoir de « nous allumer un fagot et n’ayant pu en venir à bout, s’est écriée qu’il fallait que ce fagot fût excommunié de la propre gueule du pape, puisqu’il ne voulait pas brûler ». Nous n’oserions ni admettre ni rejeter ces historiettes. La plume à la main, maître François était bien téméraire, bien insolent, et ses écrits rendent vraisemblables les impudentes plaisanteries qu’on lui prête. Ajoutons que Clément VIII était d’une humeur enjouée, et qu’il ne montrait pas, en fait de bienséances, une réserve inconnue à cette époque. Brantôme n’a point oublié de raconter une conversation bien étrange engagée entre ce pontife et une demoiselle d’honneur de la cour de François Ier, conversation qui dépasse de fort loin les saillies burlesques de Rabelais. Du reste, maître François avait l’intelligence trop vive, le désir de s’instruire trop éveillé pour ne s’occuper à Rome que de boufonneries ; il paraît, d’après l’explication d’aulcunes dictions obscures, jointe au quatrième livre du Pantagruel, explication dont il est sans doute l’auteur, qu’un évêque de Caramith lui donna des leçons d’arabe. À peine avait-il passé six mois sur les bords du Tibre qu’il repartit pour la France. On a conjecturé qu’il fut rappelé par un ordre du roi et pour affaires publiques ; tel est au moins le sens qu’on peut attacher aux expressions dont il se sert dans une dédicace à Jean du Bellay d’une édition de l’ouvrage de Marliani sur la topographie de Rome (Clara principis patriaeque voce) ; mais ces explications peuvent aussi s’appliquer à l’ambassadeur lui-même. Rabelais ne fut-il pas chargé de porter au roi des communications relatives à des négociations délicates qui avaient lieu avec le saint-siége ? Quoi qu’il en soit, arrivé à Lyon, il se trouva arrêté tout court par le défaut d’argent, et les biographes racontent que, pour se tirer de cet embarras qui a donné lieu au proverbe fort répandu : le quart d’heure de Rabelais, il fit écrire par un enfant : « Poison pour tuer le roi ; poison pour tuer la reine », etc. L’enfant ayant jasé, le voyageur fut arrêté, amené à Paris aux frais de l’État, et sur sa demande conduit au roi, devant qui il prit tous les prétendus poisons, qui n’étaient autre chose que de la cendre. On place cette anecdote à l’époque même où le roi et toute la France pleuraient le Dauphin, qu’on avait cru empoisonné (voy. MONTECUCULLI). « Les auteurs de cette plate historiette, dit Voltaire, n’ont pas fait attention que, sur un indice aussi terrible, on aurait jeté Rabelais dans un cachot, qu’il aurait été chargé de fers, qu’il aurait subi probablement la question ordinaire et extraordinaire, et que, dans des circonstances aussi funestes et dans une occasion aussi grave, une mauvaise plaisanterie n’aurait pas servi à sa justification. » An

RAB

toine le Roy, auteur d’on ouvrage curieux, mals pas toujours très-digne de confiance (nous en reparlerons), raconte cette anecdote avec quelques variantes. D’après lui, Rabelais se déguisa et fit prévenir les principaux médecins de Lyon qu’un docteur étranger, venant d’accomplir de longs voyages, voulait leur faire part des observations qu’il avait recueillies. Un auditoire nombreux fut attiré par la curiosité. Après avoir traité diverses questions médicales, l’inconnu, prenant un air mystérieux, annonça qu’il allait révéler un grand secret ; il montra un paquet renferment un poison très-subtil qu’il rapportait d’Italie et destinait au roi et à ses enfants. Les assistants, effrayés, se retirent précipitamment ; bientôt les magistrats de la ville font arrêter Rabelais ; on l’envoie à Fontainebleau pour qu’il soit mis en présence de François Ier, l’examen d’une affaire de cette importance ne pouvant être fait que par le roi lui-même. François Ier reconnaît Rabelais, se met à rire du tour qu’il a joué aux Lyonnais et le retient à souper. On peut croire que les saillies du joyeux personnage durent pendant le repas singulièrement divertir son royal patron. S’il y a un fond de vérité dans ces anecdotes peu vraisemblables, il a sans doute été exagéré. Quoi qu’il en soit, dès le mois d’août 1534, on retrouve maure François établi derechef à Lyon ; c’est là que le 31 de ce mois il signa l’épître dédicatoire de la Topographie de J. Marliani. Ce fut surtout comme médecin qu’il se fit connaître ; il fit des cours publics d’anatomie, il disséqua le corps d’un criminel qui venait d’être pendu, et il expliqua à cette occasion la structure du corps humain, ainsi que le constate une pièce de vers de Dolet (1)[1]. Dans un almanach de 1535, il prend le titre de médecin du grand hôpital. Ses goûts d’indépendance ne s’accordaient pas avec la régularité de service qu’exige un grand établissement public ; ses boutades capricieuses durent déplaire à des administrateurs méthodiques. Les recherches du docteur Pointe sur les médecins du grand Hôtel-Dieu de Lyon montrent qu’à la fin de 1534 il fut remplacé par décision des consuls de la ville. Il s’occupait d’astronomie, ainsi que le démontrent ses almanachs publiés chez Juste, et dont il ne reste que des fragments ; mais son bon sens lui faisait rejeter les illusions de l’astrologie judiciaire, qui obtenaient alors, qui devaient longtemps conserver de nombreux adeptes, et il écrivait : « Prédire seroit legiereté à moy, comme à vous simplesse d’y adjouster foy ». En 1534, il avait fait imprimer chez Juste le Pantagruel sous le nom supposé d’Alcofribas Nasier : la Vie du grand Gargantua parut en 1535 ; peut-être avait-elle été

  1. Cette pièce, qui est la dix-huitième du 4e livre des Carmina de Dolet, a pour titre Cujusdam epitaphi qui exemplo edito strangulatus, publico pretem spectaculo Lugduni sectus est, Pr. Rabelais (ejus medico doctissimo, fabricam corporis interpretante.