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cependant bientôt qu’un jargon barbare, moitié ancien français, moitié anglais, comme le prouvent des écrits de J. Perkins et de J. Rastall fils, publiés en 1567 et en 1572. Cette décadence s’était opérée dans l’espace d’un siècle ; car le chancelier Fortescue, contemporain de Palsgrave, et qui avait composé en France, en 1463, son ouvrage sur les lois d’Angleterre, prétend, au chapitre 18, que notre langue s’était mieux conservée dans son pays, parce qu’elle était une langue écrite plutôt qu’une langue parlée. Henri VIII et ses ancêtres, ainsi que les seigneurs anglais, étaient dans l’usage de confier à des hommes habiles le soin d’enseigner notre langue. Sous le règne seul de ce roi et ayant l’année 1530, Gyles Dewes, son maître de français, Alex Barclay et Petrus Vallensis, pour mieux s’acquitter d’une semblable commission, composèrent sur la langue française des traités qui sont restés manuscrits. Palsgrave, chargé, de même que Gyles Dewes, par Charles Brandon, duc de Suffolk, d’écrire sur ce sujet, prit pour modèle la grammaire grecque de Théod. Gaza, et profita des travaux de ses devanciers que nous venons de nommer. Son ouvrage, d’abord divisé en deux livres, traitant, l’un de la prononciation, et l’autre des neuf parties du discours, imprimé par R. Pynson, fut offert au duc de Suffolk et à son épouse la reine Marie. Ces augustes protecteurs, dont il instruisait le fils, le duc de Richmond, dans la langue française, l’engagèrent à présenter son livre à Henri VIII. Il est permis de conjecturer que Palsgrave suspendit la distribution ou du moins la vente de ce premier travail pour le rendre plus digne de son souverain par l’addition d’un troisième livre. Celui-ci, qui est le plus considérable, n’offre que le développement du second avec des tables ou dictionnaires des mots de quelques parties du discours. L’ouvrage, précédé d’une dédicace à Henri VIII et augmenté d’une introduction, fut achevé d’imprimer par J. Haukyns, et parut le 18 juillet 1530, sous ce titre : Lesclarcissement de la langue francoyse, compose par maistre Jehan Palsgrave, angloys natif de Londres, et gradue de Paris, avec cette épigraphe Neque luna per noctem, M. D. X.X.X., petit in-fol. goth.r en anglais, de 1134 pages ou 567 feuillets, en deux séries, compris les feuillets des pièces préliminaires. On pourrait croire qu’il y a une lacune à la fin du premier livre, entre les feuillets XXIV et XXXI, et que la signature L manque à la fin du second. Mais M. W. Collins, libraire de Londres, s’est assuré que tous les exemplaires sont semblables. Cet ouvrage est très rare et peu connu en France (1)[1]. Plusieurs biographes et

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bibliographes se sont trompés dans sa description ; c’est ce qui nous a obligé d’entrer dans d’assez longs détails. Il faut ajouter aux sept exemplaires cités par Dibdin, et dont il indique les possesseurs Ames’s typogr., antiq’., t. 3, p. 367), celui de lord Haddington, pair écossais, et celui de la bibliothèque Mazarine, à Paris. On découvre une grande sagacité dans les remarques du grammairien qui entreprit, quoique étranger, de débrouiller le chaos de notre langue encore dans l’enfance : il en a perçu le génie, les formes et les avantages, et a fait preuve de goût en prenant ses exemples non-seulement dans un manuscrit du roman de la Rose, dont les éditeurs, suivant lui, n’avaient point assez conservé l’originalité, mais encore dans les écrits d’Alain Chartier, de le Maire de Belges et de Melin de St-Gelais. Geoffroy Tory avait indiqué déjà, en 1526, sans que Palsgrave en eût connaissance, ces trois derniers auteurs parmi un grand nombre d’autres actuellement oubliés, à celui qui entreprendrait de rassembler les règles de notre langue, qu’il regrettait de voir se dénaturer de jour en jour. Le premier livre sur la prononciation est curieux, mais moins complet que ce qu’ont écrit vers ce temps Jacq. Dubois et Théod. de Bèze. Quoique Palsgrave se pique d’enseigner à prononcer comme les habitants des pays situés entre la Seine et la Loire, on s’aperçoit qu’il figure de temps en temps une prononciation anglo-normande et romane ancienne. C’était sans doute un reste de la prononciation usitée dans les siècles précédents. Indépendamment de plusieurs causes de même nature, Henri III, comme on sait, avait possédé la Normandie et la Guienne, et avait épousé Eléonore de Provence, qui, avec les nobles de sa suite, apporta à la cour d’Angleterre la langue provençale, qui avait été la plus polie des langues modernes. Il faut ajouter que Palsgrave avait eu communication d’une introduction à la manière de prononcer et d’écrire le français, manuscrit d’Alexandre Barclay, et d’un autre ouvrage analogue écrit plus de cent ans avant l’Eclaircissement. L’auteur de ce dernier manuscrit peut, dit Palsgrave, avoir eu connaissance d’autres écrits composés dans le temps où il était ordonné d’apprendre aux enfants le français en même temps que l’anglais, ce qui indiquerait une époque voisine de la conquête. L’orthographe des anciens statuts du parlement atteste encore le mélange qui a existé des deux prononciations anglo-normande et romane ancienne. La figure

  1. (1) Une réimpression du livre de Palsgrave, accompagnée d’une introduction étendue, fait partie des Documents inédite publiés par le ministre de l’instruction publique ; elle a paru en 1850 et forme 1 volume in-4o de 1136 pages. On y a joint un autre ouvrage de la même époque et du même genre, l’Introduction à la lecture et à la connaissance de la langue française, écrite en anglais par Gilles Dewes (du Guet), et dont on ne connaît que deux ou trois exemplaires (Londres, sans date, vers 1532). M. Magnin avait fait, au nom du comité des publications historiques, un rapport intéressant sur le projet de réimprimer le travail de Palsgrave (voy. le Journal des savants, février 1849), et M. Wey, dans son Histoire des variations de la langue française, a donné de longs détails sur l’Esclarcissement. Ce livre est d’autant plus curieux qu’il contient de nombreuses citations puisées dans les anciens écrivains français, tels que Froissart, Alain Chartier, Guillaume Alexis, Gaston Phœbus. Il ne descend pas plus bas qu’Octavien de St-Gelais, qu’il affectionne particulièrement. BR-T.