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pagne et d’Italie un esprit orné, mais d’ailleurs homme grave et simple, l’envoya nourrir dès le berceau dans un chétif village de sa dépendance, pour le dresser à une manière de vivre commune et le rallier à cette classe du peuple qui a besoin de l’aide des autres classes. Il l’avait, par les mêmes motifs, donné à tenir sur les fonts à des personnes de la plus humble condition, afin de y attacher et de le faire compatir naturellement à la misère d’autrui. Mais le bon père, dont la lecture ordinaire était le Marc-Aurèle espagnol de Guevara, fut jaloux de procurer de bonne heure à son fils la connaissance des Grecs et des Romains, par une voie moins lente et moins tardive que celle des écoles. L’expédient qu’il trouva fut de le confier en nourrice, avant le développement de la parole, à un maître allemand, secondé par des maîtres en sous-ordre, ignorant entièrement le français et très-versés dans le latin. De ce moment, on ne l’entretint que dans cette langue, et c’était une règle convenue que ni le père même, ni la mère, ni les domestiques, ne s’exprimeraient en sa compagnie qu’en autant de mots latins qu’ils avaient appris pour pouvoir jargonner avec l’enfant. « Nous nous latinisimes tant, dit Montaigne, qu’il en regorgea jusqu’aux villages tout autour plusieurs appellations latines, qui ont pris pied par l’usage et qui existent encore. » L’idiome vigoureux de Tacite et de Sénèque, qu’il suça en même temps que le lait de sa nourrice, devint sa langue naturelle. Elle influa sans doute beaucoup chez lui sur le français, qu’il apprit plus tard comme une langue étrangère, et qui, venant d’être nationalisé par François Ier et n’étant rien moins qu’une langue faite, prit d’autant plus librement dans un organe encore jeune la forme empreinte par les premières habitudes. Locke, qui, dans son Traité d’éducation, doit beaucoup à Montaigne, veut bien que l’enfant apprenne d’abord sa langue maternelle ; mais il prescrit ensuite de lui donner un maître qui lui enseigne de même le latin, en conversant avec lui. Quant au grec, Montaigne l’étudia par art, mais sous forme d’ébats et d’exercices. « Nous pelotions, dit-il, nos déclinaisons à la manière de ceux qui, par certains jeux de tablier[1], apprennent l’arithmétique et la géométrie. » On lui faisait goûter la science, comme le devoir, par son propre désir, sans forcer sa volonté. On l’élevait ainsi avec toute liberté, en le sollicitant doucement, au point que, pour ne pas troubler son cerveau encore tendre en l’arrachant avec violence au sommeil profond auquel les enfants sont sujets, son père le faisait réveiller, non en sursaut, mais au son d’un instrument agréable. Cependant il n’avait point les goûts d’un enfant délicatement élevé, et il fallut corriger en lui le refus des friandises et des douceurs que communément on aime à cet âge. Lorsque le père de Montaigne n’eut plus autour de lui ceux qui l’avaient secondé dans ses vues, il fut forcé de suivre la routine ordinaire. Il envoya son fils après l’âge de six ans à Bordeaux, au collége de Guienne, le plus florissant de France à cette époque. L’instruction extraordinaire que notre jeune Romain avait acquise le fit arriver d’emblée aux premières classes. Là il eut pour maîtres Nicolas Grouchy, Guillaume Guérente, Buchanan et Muret, qu’il nomme ses précepteurs domestiques ou de chambre. Le rédacteur de l’article Buchanan, dans cette Biographie (Suard), ne pouvant expliquer comment Montaigne, qu’il suppose né en 1538, aurait eu pour maître, à Bordeaux, Buchanan, qui en serait parti en 1543, a recours à une conjecture qui est une nouvelle supposition. Ce biographe a été trompé par l’erreur de l’édition de Coste, ou plutôt du président Bouhier[2], sur l’époque de la naissance de Montaigne, quoique fixée bien positivement par notre auteur à l’année 1533. Suard eût facilement reconnu cette erreur s’il avait fait attention que Montaigne, en même temps qu’il nomme ses maîtres, témoigne qu’à l’âge de douze ans il jouait les premiers personnages dans les tragédies latines représentées au même collége sous son principal, André Gouvea, qui, dès l’époque de 1547, avait quitté Bordeaux pour se retirer en Portugal. Quoique les jésuites ne fussent pas encore établis en France, on voit que ces spectacles étaient en usage dans les colléges, et ils remontaient à un temps antérieur à Gerson, qui les blâmait par un autre motif que ne l’a fait de nos jours le citoyen de Genève. Notre philosophe moins sévère, en louant ces « ébattements » comme utiles à entretenir les relations de société, ne parle pas aussi avantageusement des fruits de ces études scolastiques, qui lui apprenaient seulement les « dérivations » nominales de la vertu, « que nous savons, dit-il, assez décliner, si nous savons l’aimer ». Quoiqu’il eût pour maître, dans Guérente, un commentateur d’Aristote et que l’on modifiât en sa faveur quelques règles en usage dans les colléges, « c’était, selon lui, toujours collége ». Sous une langueur apparente, il nourrissait des goûts qui le portaient à lire à la dérobée, dès l’âge de sept ou huit ans, les Métamorphoses d’Ovide, comme le livre le plus aisé qu’il connût dans sa langue maternelle. On feignait de n’en rien voir, et on lui fit « enfiler » de suite, en « connivant » à ce manége secret, Virgile, Térence, Plaute, etc. ; car, tandis qu’il s’appliquait avec peine à ses autres études, le plaisir éveillait son imagination. Il avait « l’appréhension » lente, mais sûre, et ce qu’il voyait, il le voyait bien. « On ne craignait pas qu’il fit mal, mais qu’il ne fit rien. » Quoiqu’il fût d’un naturel doux et traitable, il était difficile de l’arracher au

  1. Échiquier.
  2. Mémoire sur la vie de Montaigne, en tête de l’édition des Essais, par Coste, Londres, 1739, 6 vol. in-12.