Page:Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1843 - Tome 21.djvu/449

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


444 KAN

produit de ses ouvrages, l’empêcha deux fois de former une union assortie et mutuellement désirée. Il survécut de quelques mois à une partie de ses grandes facultés : avant de les voir s’affaiblir, il s’était souvent entretenu, avec ses amis, de sa mort prochaine ;

« Je ne crains pas la mort, di-
« sait-il (Wasiansky, p. 52) ; je saurai mourir. Je
« vous assure, devant Dieu, que si je la sentais
« approcher cette nuit, je lèverais mes mains, et
« je dirais ; Dieu soit béni ! Ce serait tout autre
« chose, si j’avais causé le malheur d’une de ses
« créatures. »

Sa devise, dit le plus intime de ses amis (Wasiansky, p. 53), était la maxime renfermée dans les vers d’un poète qu’il affectionnait :

Summum crede nefas, animam praeferre pudori,
Et propter vitam vivendi perdere causas.

On l’entendait souvent se l’adresser à lui-même. Il aimait la poésie et particulièrement les beaux vers qui exprimaient avec énergie une pensée morale ; mais il avait en aversion l’art oratoire, et ne voyait dans les plus éloquents morceaux des grands orateurs que de la mauvaise foi plus ou moins adroitement déguisée, et, dans le style élevé, de la prose en délire, Kant était de petite stature et d’une complexion très-délicate. Nous avons déjà parlé de ses qualités morales : il était d’une véracité parfaite, d’une extrême attention à éviter tout ce qui aurait pu causer de la peine, si l’intérêt de la vérité ne l’exigeait pas : il était affable, bienfaisant sans ostentation, et reconnaissant des soins qu’on lui donnait. Dans les derniers temps de sa vie, il se montra vivement touché de ceux que lui rendait son domestique ; plusieurs fois cet homme eut de la peine à empêcher son maître de lui baiser les mains. Il ne faisait pas volontiers l’aumône aux mendiants ; mais on a su, après sa mort, qu’indépendamment d’autres charités particulières, il donnait annuellement 1123 florins, tant à ses parents pauvres qu’à des familles indigentes, somme énorme si on la compare avec son revenu. Tel fut l’homme extraordinaire qui a remué les pensées humaines à une plus grande profondeur qu’aucun des philosophes du même rang n’avait fait avant lui. Les opinions sur le résultat permanent de son analyse des facultés humaines sont naturellement très divergentes encore. Ses disciples fidèles, dont le nombre est, il est vrai, fort diminué, voient toujours en lui le Newton, ou tout au moins le Keppler du monde intellectuel ; hors même de son école, un grand nombre d’observateurs attribuent à l’influence de ses principes ce réveil des sentiments patriotiques et généreux, ce retour de vigueur dans les âmes, et ce zèle désintéressé pour le bien qui se sont manifestés en Allemagne, dans ces derniers temps, avec autant d’honneur pour la nation que de succès pour son indépendance et de fruit, pour les sciences morales. Un nombreux parti accuse Kant d’avoir créé une terminologie barbare, innové sans nécessité en s’enveloppant

KAN

à dessein d’une obscurité presque impénétrable, enfanté des systèmes absurdes ou funestes, augmenté l’incertitude sur les intérêts les plus graves de l’humanité ; d’avoir, par le prestige du talent, détourné la jeunesse d’études positives, pour lui faire consumer son temps dans de vaines subtilités ; d’avoir, par son idéalisme transcendantal, conduit ses disciples rigoureusement conséquents, les uns à l’idéalisme absolu, les autres au scepticisme, d’autres encore à un nouveau genre de spinosisme, tous à des systèmes aussi absurdes que funestes. On accuse de plus cette doctrine d’être en elle-même un tissu d’hypothèses hasardées et de théories contradictoires, dont le résultat est de nous faire voir dans l’homme la créature la plus discordante et la plus bizarre. On l’accuse enfin d’avoir, en exigeant de l’homme des efforts plus que stoïques, jeté dans les âmes le découragement et l’incertitude bien plus que des germes de vertu active, de confiance et de sécurité. Il y a sans doute de l’exagération dans ces deux jugements extrêmes, Les disciples de Socrate s’éloignèrent de ses idées plus encore que ceux de Kant ne se sont écartés des principes du Criticisme. Qui niera cependant le mérite de Socrate et son influence salutaire ? Quant au style de Kant, il faut convenir qu’il est extrêmement défectueux. Dans sa Critique de la raison pure, ses fréquentes répétitions font sans cesse perdre le fil de son raisonnement, et ce grand ouvrage n’a été bien apprécié du public que depuis la publication du sommaire que MM, Schultz et Reinhold en donnèrent en 1785 et 1789, Reinhold contribua surtout à le tirer de l’espèce d’oubli où il était tombé, et rendit d’ailleurs à la philosophie de Kant, sous beaucoup de rapports, des services analogues à ceux que Wolf avait rendus à celle de Leibnitz. Le blâme de n’avoir point rattaché à un principe unique le sujet et l’objet, les facultés diverses de l’homme et la solution de tous les grands problèmes de la philosophie, ne se trouve guère justifié par le succès, soit des tentatives de ce genre antérieures à Kant, soit des systèmes ingénieux de l’idéaliste Fichte et du réaliste Schelling, qui, se proposant de satisfaire ce besoin de la raison théorétique, ont entrepris d’atteindre, par la force de la spéculation, à l’unité absolue du moi et de la nature. Cette investigation paraît aux kantiens purs aussi vaine que la recherche de la quadrature du cercle, et tout juste l’écueil dont la Critique de la raison pure a voulu détourner à l’avenir les métaphysiciens. Il est un reproche mieux fondé qu’on peut faine au criticisme, celui de n’avoir résolu qu’une partie des doutes de Hume ; reproche d’autant plus grave que c’est pour nous garantir de leur atteinte que Kant a eu recours à une hypothèse qui réduit ce touchant et magnifique spectacle de la création à un être plus que problématique, à une valeur inconnue et impossible à déterminer, à l’x d’une