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en dehors de nous, ont eu sans exception leur cause efficiente, notre assertion pourrait se justifier par notre expérience ou par celle d’autrui. Proclamons la persuasion intime où nous sommes qu’aucun fait ne viendra contredire cette expérience, personne assurément ne condamnera une attente aussi raisonnable. Mais cette attente est-elle uniquement le fruit d’une induction fondée sur l’expérience ? Kant soutient que non. L’induction, dit-il (et c’est ici la considération génératrice de son système), l’induction, quelque vertu généralisante qu’on lui suppose, l’induction, quelque large que soit la base qu’on lui assigne, quelque nombreuses que soient les données fournies à son appui par l’activité efficace du moi ou par la perception externe, l’induction ne saurait fonder l’attente qu’il s’agit de justifier au tribunal de la raison, ni produire le sentiment de conviction inébranlable avec lequel nous nous livrons à cette attente, sans pouvoir nous imaginer la possibilité qu’elle soit jamais trompée. Si ce sentiment est un fait de conscience ; s’il se manifeste dans la première enfance avec la force et la ténacité d’une vieille habitude ; si, en énonçant cette proposition, Tout ce qui arriva suppose nécessairement une cause efficiente, nous avons la certitude de sa vérité dans tous les cas qui ont pu se présenter avant notre naissance ou qui se présenteront dans la suite des siècles, il faut que le philosophe nous montre comment nous avons acquis cette certitude. Qu’il l’admette comme un fait primitif, en renonçant à sa démonstration, ainsi qu’en agit l’école écossaise, cela se conçoit ; au moins ne donnera-t-il pas un démenti au for intérieur : il n’en résultera qu’une lacune dans son analyse des facultés humaines ; on dira qu’elle manque de profondeur, et ne satisfait pas aux conditions qu’elle avait à remplir. Mais, si l’auteur de cette analyse, en se vantant de fournir les moyens de rendre compte du fait qui nous occupe, loin de l’expliquer, non-seulement le rend impossible à concevoir, mais propose une solution qui est en opposition directe avec quelques-uns des principaux éléments du problème, comme il est arrivé à Hume, qui, après adopté et développé les principes de Locke, s’en est servi pour dénaturer autant qu’invalider celui de la raison suffisante, mal justifié par Leibnits il est vrai, mais au moins laissé par lui dans son intégrité, et tel qu’il s’annonce au sentiment intérieur ; en reniant ainsi un fait de conscience, il est évident que l’auteur de l’hypothèse explicative aura prononcé la condamnation de sa doctrine. La relation de cause et d’effet, dit Hume, n’existe nullement dans les choses et les événements que nous observons ; cette relation ne nous est nullement donnée par l’expérience : dans deux événements qui se suivent, il n’y a absolument rien qui dans l’un puisse s’appeler cause, et dans l’autre effet. De cette remarque aussi juste que fine, le philosophe écossais tire la conclusion tout aussi juste que cette

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liaison de causalité que nous établissons entre les choses est une opération de notre esprit, et procède uniquement de nous. Jusqu’ici, Hume, de concert avec Kant, marche appuyé sur des observations et des raisonnements incontestables. Voici le point de séparation. Voulant expliquer d’où provenait cette opération de notre esprit, qui établit la loi de causalité entre les événements et les choses, au lieu de chercher le principe de cette opération dans la nature méme de notre esprit (ce qui l’aurait conduit sur le chemin de Kant), il crut le trouver dans l’activité de notre imagination, qui met en connexion réelle et nécessaire ce que nous avons constamment vu joint ensemble, et dans l’habitude, née de cette association répétée, de placer les événements qui se succèdent dans la relation de dépendance mutuelle, ou de cause et d’effet. L’insuffisance de cette solution ne put, échapper à Kant. Comment rapporter à la même origine les propositions qui, dès qu’elles se montrent à l’esprit, le frappent d’une manière irrésistible, et celles que nous n’adoptons, sur la foi de l’expérience, que provisoirement, et avec la réserve expresse que nous les abandonnerons aussitôt qu’une expérience contraire les aura démenties ? L’esprit repousse toute idée de possibilité qu’une exception puisse un jour, ou quelque part, poser des limites à l’application universelle de ces propositions (par exemple de toutes les vérités géométriques), tandis que les propositions qui reposent sur l’expérience, fût-elle répétée des millions de fois, n’ont jamais qu’une certitude hypothétique et conditionnelle, soumise aux chances d’expériences futures, qui pourraient les renverser (par exemple, en affirmant que tout être organisé doit mourir, que tout bois est combustible, on ne prétend nullement soutenir qu’il répugne à la raison de penser qu’on puisse un jour découvrir un étre organisé, échappant à la mort par un rajeunissement périodique, ou une espèce de plante que le feu laisserait intacte, comme on a trouvé des minéraux combustibles : mais on prétend simplement énoncer le résultat des observations faites jusqu’ici, et la croyance bien motivée qu’aucune expérience ne viendra le contredire). Kant ne tarda donc pas à reconnaître que les raisons alléguées par Hume contre la réalité objective (c’est-à-dire existante réellement dans les objets) du principe de la causalité s’appliquaient à une foule d’autres jugements que nous portons sur les choses, et que nous adoptons avec une entière certitude, sans que les éléments dont ils se composent puissent se retrouver dans ces mêmes choses. Telles sont toutes les propositions des mathématiques pures ; celles qui servent de fondement à la physique générale, à l’ontologie, à la logique ; en un mot, toutes celles qui, portant un caractère d’universalité et de nécessité absolues, ne peuvent provenir des impressions faites par les objets. Hume ne voyait dans l’expérience qu’un assemblage de perceptions isolées, réunies en