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geur : il rendit à Annibal tout son crédit, et lui confia le commandement de sa flotte. Les Rhodiens, alors alliés de Rome, disputaient la Méditerranée au roi de Syrie. Annibal leur livra, sur la côte de Pamphilie, un combat naval où il serait resté vainqueur, s’il n’eût été abandonné, au commencement de l’action, par un amiral syrien nommé Apollonius ; mais il fit une retraite habile, et les Rhodiens n’osèrent le poursuivre. Cependant un enchaînement de fautes et de malheurs conduisit bientôt Antiochus à négocier une paix honteuse avec les Romains. Ces républicains vindicatifs insistaient pour que le roi de Syrie leur remit Annibal. Antiochus, dont l’âme était basse et timide, promit de le livrer ; mais l’illustre Carthaginois se réfugia dans l’île de Crète, et de là en Arménie. Strabon est le seul, parmi les anciens, qui assure qu’Annibal trouva un asile à la cour d’Artaxias. Ce qui est certain, c’est qu’il fut attiré en Bithynie par le roi Prusias, ennemi non encore déclaré des Romains. Exilé de sa patrie, sans appui, sans ressource, Annibal, toujours tourmenté de sa haine contre Rome, accepta les offres d’un prince qui ne respirait que guerre et vengeance. Il fut l’âme d’une ligue puissante, formée entre Prusias et divers autres princes voisins, contre Eumène, roi de Pergame, l’allié de Rome. À la fois le moteur et le généralissime de cette ligue, Annibal remporta plusieurs victoires sur terre et sur mer. Malgré ces avantages, l’Asie tremblait au seul nom de Rome ; et Prusias ayant reçu du sénat des ambassadeurs qui venaient demander qu’il leur livrât Annibal, ou qu’il le fit périr, n’hésita pas à obéir a cet ordre cruel ; mais l’illustre prescrit eut recours au poison qu’il portait toujours dans sa bague, et, conservant jusqu’au dernier soupir ce grand caractère que le malheur n’avait pas abattu : « Délivrons les Romains, dit-il, de la terreur que leur inspire un vieillard dont ils n’osent pas même attendre la mort. Ils eurent autrefois la générosité d’avertir Pyrrhus de se garder d’un traître qui voulait l’empoisonner ; ils ont aujourd’hui la bassesse d’envoyer un personnage consulaire pour solliciter Prusias de faire périr par un crime son hôte et son ami. » Ainsi mourut Annibal, âgé de 64 ans, 185 ans avant J.-C. Aurélius Victor nous apprend qu’on voyait encore de son temps, en Libye, une pierre de son tombeau, sur laquelle étaient gravés ces seuls mots : Ici repose Annibal ! Polybe, après l’avoir proposé pour modèle à tous les généraux a venir, s’écrie : « Quel homme ! quelle habileté dans l’art de conduire les armées ! Qu’une âme grande mérite notre admiration, lorsque la nature la rend propre a exécuter tout ce qu’il lui plaît d’entreprendre » Ce judicieux historien parait persuadé que Carthage serait devenue la maîtresse du monde, si Annibal avait commencé par soumettre tous les autres peuples, avant d’attaquer Rome. En effet, doué d’un courage mêlé de sagesse et d’une activité infatigable, il mûrit et exécute, à vingt-six ans, le plan militaire le plus hardi qu’ait jamais conçu le génie de l’homme ; il porte la guerre au sein de Rome même, de Rome dans toute sa force. Rien ne l’arrète, ni les peuples que l’Espagne arme contre lui, ni les Pyrénées, ni les fleuves, ni les glaces éternelles des Alpes. C’est en vain que Rome réunit contre lui tous ses efforts, qu’elle lui oppose les Fabius, les Émile, les Marcellus, les Scipion : Annibal, seul, balance la fortune de tant d’illustres capitaines ; il maintient la discipline dans une armée formée de vingt peuples divers, défait toutes les armées romaines, et, pendant seize ans, menace le Capitole. « Quand on considère, dit Montesquieu, cette foule d’obstacles qui se présentèrent devant Annibal, et que cet homme extraordinaire les surmonta tous, on a le plus beau spectacle que nous ait fourni l’antiquité. » Annibal, en effet, ne dut sa gloire qu’à lui seul, et son expédition contre les Romains est plus digne d’admiration que celle d’Alexandre contre les Perses, barbares indisciplinés. Il se montra aussi étonnant dans la politique que dans la guerre. Lui seul, pendant la seconde guerre punique, dirigea tout en Italie par lui-même, et en Espagne, par ses frères Asdrubal et Magon. Ce fut d’après ses ordres qu’agirent en Sicile, d’abord Hippocrate, puis l’Africain Myton ; ce fut encore lui qui souleva l’Illyrie et la Grèce contre les Romains, et qui, par son traité avec Philippe, roi de Macédoine, effraya Rome, et parvint à diviser ses forces. Les réformes d’Annibal dans le gouvernement de Carthage, ses sages conseils à Antiochus, la ligue qu’il forma en faveur de Prusias, attestent également qu’il connaissait l’art de conduire les hommes par la politique. Tite-Live, et tous les historiens qui ont écrit d’après lui, ont reproché au fils d’Amilcar sa cruauté, sa perfidie, son irréligion ; ils ont dépeint avec les plus noires couleurs ses mœurs et son caractère ; mais Tite-Live n’était ni assez profond politique pour apprécier tous les motifs de sa conduite, ni assez impartial historien pour juger un ennemi de Rome. Il appelle perfidie les ruses dont Annibal se servit tant de fois contre les Romains ; il l’accuse surtout de cruauté. Cependant, après la bataille de Trasimène, il ordonna lui-même a ses soldats de cesser le carnage, et fit chercher le corps de Flaminius parmi les morts pour lui rendre les honneurs funèbres ; il renvoya cinq cents jeunes Romains sans rançon ; plus tard, il honora par des funérailles magnifiques les restes de Marcellus et de Sempronius Gracchus, tués tous deux en combattant contre lui ; et, recueillant les cendres de Marcellus, vainqueur de Syracuse, il posa une couronne d’or sur l’urne qui les renfermait, et envoya ce gage de sa piété au fils de son illustre adversaire. Polybe semble convenir cependant qu’Annibal fut accusé de cruauté à Rome, et d’avarice à Carthage, et que les sentiments étaient fort partagés sur ce grand homme. Il n’est point exempt de blâme en effet, soit qu’on le considère comme homme d’État ou comme général : l’inexorable postérité lui reprochera éternellement sa conduite timide après la bataille de Cannes. L’idée de se faire joindre dans sa détresse par Asdrubal son frère, venant avec l’armée d’Espagne au travers de l’Italie et de toutes les forces romaines, fut, sans contredit, une fausse