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partageait le même goût et qui avait déjà dans son écurie quatre chevaux, se souciait peu de faire une semblable acquisition : « Je n’ai pas 50 louis, dit-il, à mettre à une fantaisie. — Vous les avez en portefeuille, répliqua Millevoye. Donnez-moi cinquante fables, que je vais porter à un libraire. » Le marché se conclut. Un libraire se chargea volontiers de cette publication ; seulement il demanda à Arnault, avec une vingtaine d’autres fables, une préface et des notes, que celui-ci lui livra gratuitement. Personne ne fut mécontent du marché, ni Millevoye, ni le libraire, qui vendit bien son édition, ni Arnault, qui, se promenant tous les jours sur le produit de ses fables[1], voyait s’accroître sa réputation littéraire. En effet, son recueil est, sans contredit, un des plus piquants et des plus agréables qui aient paru depuis la Fontaine. C’est même le seul qui ait véritablement un caractère qui lui soit propre. D’abord l’auteur a inventé tous ses sujets et n’a composé chacune de ses fables que d’après une vue, d’après un rapport qui avait frappé son esprit dans l’observation de la nature et de la société ; ensuite il a été guidé, dans l’investigation et dans la découverte de ses sujets, par l’instinct de ses propres affections. Mais l’apologue, en s’offrant chez lui dans un nouveau jour, a pris trop souvent, sous son pinceau austère, la couleur de l’épigramme, de la satire. C’est ce qui a fait dire au successeur d’Arnault à l’Académie[2] : « C’est Juvénal fabuliste..... On a reproché à Florian d’avoir mis dans ses bergeries trop de moutons ; peut-être dans les fables de M. Arnault y a-t-il trop de loups. » — « Vos fables, lui disait M. Villemain[3], ont un caractère à vous. Elles sont, j’en conviens, quelque peu satiriques. En les lisant on ne s’arrête pas à chaque page en disant : le bon homme ! mais on dira toujours : l’honnête homme ! » La situation d’Arnault était des plus prospères ; toujours bien vu du maître, malgré ses boutades de franchise, il participait à l’immense crédit dont jouissait son beau-frère Regnault, lorsque les événements de 1814 vinrent bouleverser une existence si désirable. Cédant à l’orage comme tant d’autres, Arnault, qui espérait d’ailleurs que ses antécédents royalistes lui seraient comptés pour quelque chose, n’hésita pas à adhérer, comme conseiller de l’université, à la déchéance de Napoléon et au rappel de Louis XVIII. Il alla même à Compiègne au-devant de ce monarque, son ancien patron ; mais il reçut un accueil assez froid ; puis, au mois de janvier 1815, lorsque Louis XVIII réorganisa l’université, Arnault y perdit ses doubles fonctions. Cette année 1814 ne fut heureuse pour lui sous aucun rapport : la Rançon de Duguesclin, ou les Mœurs du 12e siècle, comédie qu’il fit représenter au Théâtre-Français, fut sifflée. Le retour de Napoléon rendit Arnault à ses doubles fonctions universitaires ; il obtint même dans cette administration la principale influence, à la faveur des dissentiments qui régnaient entre le prince Lebrun (voy. ce nom), alors grand maître, et le ministre de l’intérieur Carnot. On doit dire que dans cette position Arnault n’a laissé que des souvenirs de justice et de bienveillance. Devenu, pour son malheur, un personnage politique, il fut nommé membre du conseil général de la Seine, assista, comme électeur de ce département, au champ de mai, le 4 juin ; enfin, quelques jours après, fut appelé à la chambre des représentants, où il se fit remarquer parmi les hommes les plus dévoués à Napoléon. La commission de gouvernement nommée après la seconde abdication ayant soumis à cette assemblée un projet de loi sur les mesures de sûreté générale, à la séance du 26 juin, Arnault demanda, de concert avec Regnault de St-Jean-d’Angéli, que cette loi révolutionnaire fût discutée d’urgence. Le lendemain, il insista pour que l’adresse des fédérés parisiens, présentée à la chambre, fût lue dans son entier. « Dans un moment, dit-il, ou nous avons besoin de tous les bras et du concours de tous les efforts, je crois que ce serait faire injure aux braves fédérés que de ne pas donner lecture entière de l’expression de leurs nobles dispositions, etc. » Les représentants, dans leur séance du 29, venaient de voter une députation à l’armée qui était aux portes de Paris ; on mit en question si, pour donner plus de solennité à cette démarche, il ne serait pas convenable d’y faire concourir la chambre des pairs. Arnault, ne voyant dans cet amendement qu’une cause de délais et de tergiversations, fut d’un avis contraire, et, sur sa proposition, la chambre des représentants donna simplement communication à la chambre des pairs de la mesure qu’elle venait d’adopter. Il fit partie de la députation ; et à son retour, il demanda que le rapport des commissaires revenant de l’armée fût imprimé, distribué et affiché dans Paris, ce qui fut fait. Sur sa proposition, la chambre vota une souscription de 50 fr. par député en faveur des militaires blessés. Le 3 juillet, le général Mouton-Duvernet ayant fait la motion d’envoyer à l’arrivée un grand nombre d’exemplaires du journal intitulé l’Indépendant, Arnault s’y opposa, quoiqu’il fut un des rédacteurs de cette feuille, et ajouta que la chambre ferait mieux d’envoyer l’extrait de ses procès-verbaux. Le 8 juillet, il fut du nombre des députés qui, trouvant les portes du corps législatif fermées, se réuniront chez le président Lanjuinais pour rédiger et signer une protestation. Tous ces actes indiquaient assurément dans Arnault un ennemi des Bourbons ; mais devait-il plus que mille autres être atteint par cette ordonnance du 24 juillet, qui le plaça, ainsi que son beau-frère Regnault, sur la liste des prétendus complices du retour de Bonaparte ? Il fut d’abord exilé à vingt lieues de Paris ; puis il obtint du ministre de la police Fouché la permission de résider dans une maison de campagne aux environs de la capitale. Enfin l’ordonnance du 16 janvier 1816 le contraignit de se réfugier dans le royaume des Pays-Bas. Il se rendit d’abord à Bruxelles, puis a Maestricht, et vécut tantôt en Belgique, tantôt en Hollande, selon qu’il y était forcé par la surveillance

  1. Souvenirs d’une sexagénaire, t. 2, p. 223
  2. Discours de M. Scribe.
  3. Réponse au discours de réception d’Arnault, en 1829.