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ANN

l’énorme disproportion qu’ils y trouvaient entre les avantages stipulés pour l’Angleterre, et le prix dont elle les avait achetés. Cet argument, présenté seul, eût pu, dans l’espèce particulière, être vivement rétorqué par les accusés contre les accusateurs ; et, en thèse générale, combien y a-t-il de guerres où les victoires et les conquêtes vaillent le sang, les trésors et tous les malheurs qu’elles ont coûté ? Mais les chefs du parti crurent avoir démêlé les intentions secrètes de la reine en faveur du prétendant, et l’ouverture du parlement de 1714 se ressentit des impressions qu’ils avaient su répandre. On mit en question, dans la chambre haute, si le droit de succession de la maison de Hanovre n’était pas en danger sous le gouvernement de la reine ? La majorité décida que le danger n’existait pas, précisément parce que beaucoup y croyaient et l’appelaient ; mais, sur une nouvelle motion des whigs, cette même majorité n’osa se refuser à supplier la reine de mettre à prix, pour la seconde fois, la tête de son frère. Anne résista. Le parti opposé à la cour vota que le successeur désigné de la reine fût invité à venir en Angleterre veiller sur son héritage : Anne écrivit à la princesse Sophie et au prince électoral, et elle sut les détourner d’un voyage qu’elle leur présenta comme le signal d’une guerre civile. Il est même incertain si la princesse Sophie, petite-fille, par sa mère, de Jacques Ier, ne préférait pas en secret la restauration de son cousin Stuart à l’élévation de son fils Brunswick. Tout à coup vint se montrer publiquement à Londres un envoyé de la reine douairière, veuve de Jacques II, réclamant treize années d’un douaire de 50,000 liv. sterl. que le roi Guillaume s’était engagé à lui payer par un article secret du traité de Riswick. Les whigs crièrent plus fort que jamais. Anne, pour les apaiser ou les tromper, consentit à la proclamation qu’ils lui redemandèrent encore. Elle chercha seulement à en adoucir les expressions, en promettant une récompense de 5,000 liv. sterl. à quiconque amènerait devant un juge de paix le ci-devant appelé prince de Galles, qui se disait aujourd’hui roi d’Angleterre, en cas qu’il débarquât dans la Grande-Bretagne ou dans l’Irlande. Des mémoires secrets, connus de l’auteur de cet article, l’autorisent a croire que Jacques III débarquait secrètement à Londres, pour y voir sa sœur, dans le temps même où elle lui défendait d’aborder en Angleterre, sous peine de s’y voir hors de la loi. Le frère et la sœur eussent peut-être triomphé de l’opposition des whigs ; mais la discorde se mit parmi les torys, et jusque dans le sein du ministère. Oxford et Bolingbroke devinrent irréconciliables. Le premier accusa le second de vouloir remettre le prétendant sur le trône, et devint tout à coup ardent pour la ligne de Hanovre. La reine, désespérée de cette division entre des serviteurs sur l’union desquels reposaient toutes ses espérances, répéta plusieurs fois qu’elle n’y survivrait pas. Fatiguée des adresses du parlement, que les whigs du dehors trouvaient moyen de dominer, elle venait de le proroger pour un mois, le 20 juillet 1714, lorsqu’elle tomba dans un état de faiblesse et de léthargie qui la mit au tombeau, le 12 août suivant, n’étant âgée que de 49 ans, et dans le 15e de son règne. Elle avait laissé échapper, dans son dernier jour, ce mot qui révélait le secret de toute sa vie : « Ah ! mon cher frère, que je vous plains ! » Aussitôt qu’elle eut rendu le dernier soupir, le conseil privé s’assembla ; un envoyé de l’électeur de Hanovre (l’électrice douairière était morte depuis deux mois) y parut portant les ordres et annonçant l’arrivée de son maître. Les chefs de l’aristocratie whig, rassemblés en un faisceau, se trouvèrent investis de la régence ; les espérances de Jacques III, errant et proscrit, les projets de ses partisans nombreux, mais épars, s’évanouirent ; et la maison de Brunswick se vit établie sur ce trône, où la reine défunte l’avait si souvent appelée avec tant de désir de l’en éloigner ; étrange destinée, qui, consacrant tous les actes officiels de cette princesse, et frustrant toutes ses intentions secrètes, lui composa une vie aussi triste que son règne était beau. (Voy. George Ier) Le règne de la reine Anne n’est pas moins célèbre en Angleterre par l’éclat qu’y jeta la littérature, que par la gloire des armes et l’importance des transactions politiques. Jusqu’alors des hommes de génie, tels que Shakspeare, Dryden, Milton, etc., y avaient paru ; mais les lettres n’avaient jamais cultivées à la fois par un si grand nombre d’écrivains supérieurs. C’est sous ce règne que vécurent, outre Prior, dont on a parlé, Pope, Swift, Addison, Congrève, Parnell, Gay, Rowe, Steele, Arbuthnot, Young, Thomson, lady Montagne, et plusieurs autres, dont les productions rendirent cette époque presque aussi brillante pour l’Angleterre que le siècle de Louis XIV venait de l’être pour la France. Les progrès de cette éloquence parlementaire, qui depuis, même hors des îles britanniques, a tant excité l’intérêt des nations et des souverains, se firent aussi remarquer dans les discours d’un duc d’Hamilton, d’un marquis de Tweddale, d’un lord Belhaven, d’un lord Haversham, du fameux lord Bolingbroke, du chevalier Parker, etc. L-T-l.


ANNE IWANOWNA, impératrice de Russie, naquit en 1693. Elle était fille d’Iwan, frère aîné de Pierre le Grand, et de Prascovie Soltikolf. Mariée au duc de Courlande, veuve et sans enfants, elle monta sur le trône des czars en 1750, a la faveur d’une intrigue qui mérite d’être expliquée. Pierre II, fils de l’infortuné czarowitz Alexis, venait de fermer les yeux à l’âge de seize ans : les jeunes princes Iwan et Basile Dolgorouki, après avoir arraché l’empire au fameux Mentschikoff, l’avaient gouverné, sous la direction du vieux chancelier Ostermann. Celui-ci, se flattant de conserver son crédit sous le règne d’une princesse à laquelle il avait donné les premières leçons de lecture, se servit de toute l’influence de son ministère pour engager le sénat, les grands, les boyards, rassemblés à Moscou dans le palais du Kremlin, à déférer l’empire a la duchesse de Courlande. Anne fut donc préférée aux deux filles de Pierre le Grand (voy. ci-après), et le prince Basile Dolgorouki fut charge de lui porter le choix de la nation. On assure qu’en entrant chez la nouvelle