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pour faire sentir la bizarrerie de certaines destinées, et jusqu’à quel point l’esprit humain peut s’égarer, quelques-unes des opinions que l’on eut dans la suite sur Aristote ; car il est bien constant que l’histoire de ce philosophe ne finit point avec sa vie. Il a trouvé chez toutes les nations policées d’ardents admirateurs. L’Arabe Averrhoês n’hésite point à l’appeler le comble de la perfection humaine, etc. Dans plusieurs sectes chrétiennes, il a été l’objet d’un véritable culte, et la certitude de son salut a été soutenue par plus d’un docteur. La philosophie d’Aristote, longtemps négligés par les Grecs, à l’imagination riante desquels elles ne convenait point, et par les Romains, a qui toute philosophie spéculative était assez indifférente ; condamnée par les premiers chrétiens qui furent presque tous des platoniciens outrés, reprit faveur chez les Arabes, et fut introduite par eux, dans le moyen âge, en Europe, où on lui voua un culte tout à fait superstitieux. Non-seulement on en adoptait les principes généraux, que l’on développait avec une subtilité exagérée et dans un style barbare, mais on regardait encore comme indubitables jusqu’aux moindres choses de fait rapportées par le philosophe. Ramus fut assassiné pour avoir voulu attaquer cette prévention, et si Descartes réussit a la détruire, ce ne fut pas sans éprouver des persécutions cruelles ; mais, par une de ces révolutions trop ordinaires dans les opinions de la foule, même quand cette foule est savante, on tomba dans un excès opposé ; la philosophie d"Aristote fut méprisée ; on s’en moqua dans des satires, dans des comédies ; le nom même de ce philosophe fut quelque temps ridicule, et ses écrits ont fini par être presque oubliés des maîtres et des jeunes gens[1]. Le fait est cependant que Platon et Aristote sont les chefs des deux grands partis qui ont divisé la philosophie jusqu’à nos jours : l’un qui attribue aux idées générales une existence indépendante, et qui prétend conclure de la définition des choses à leur nature ; et l’autre qui affirme, au contraire, que nos idées générales ne naissent que par abstraction, et ont dans l’observation et dans l’expérience leurs premières racines. Sous les noms de platoniciens, de réaux, d’idéalistes, les philosophes du premier parti ont toujours penché vers les illusions du mysticisme ; sous ceux de péripatéticiens, de nominaux, d’empiristes, ceux de l’autre parti nous ont conduits, à l’aide de l’expérience et d’une raison calme, à tout ce que nous savons de réel touchant la nature physique et morale. Newton et Locke se sont déclarés les chefs des péripatéticiens modernes ; le premier, en admettant comme vraies les propriétés reconnues par l’expérience, et en cherchant à en déduire les effets qui en dépendent, sans s’inquiéter si ces propriétés sont occultes ou non ; le second, en soutenant que l’esprit est une table rase, qui ne reçoit que de l’expérience les germes de ses idées. Ce sont deux pivots sur lesquels Aristote appuie toute sa philosophie générale, et sur lesquels roulent toutes les applications qu’il en a faites. Ces applications ne sont pas toutes également heureuses : la métaphysique et la physique d’Aristote ne sont pas bonnes[2]

  1. Cette assertion a cessé d’être vraie. Depuis que Brandis, en Allemagne, et en France M. Cousin, ont appelé l’attention de leurs disciples sur les doctrines péripatéticiennes, la Métaphysique a été l’objet d’études lumineuses et approfondies, et notre siècle a vu Aristote se relever de sa chute et remonter avec gloire au rang élevé qui lui appartient dans l’histoire de l’esprit humain. C. W-r.
  2. Ce jugement arbitraire, quant à la métaphysique, n’a plus besoin d’être réfuté. Rien n’atteste mieux la haute valeur des conceptions ontologiques d’Aristote que les commentaires sans nombre dont elles ont été l’objet. Nous croyons devoir réparer ici une omission commise par les auteurs de cet articlen en donnant, d’après la savante introduction de M. Pierron et Zévort, une notice succincte de ces commentaires.

    Alexandre d’Aphrodisée est l’auteur du plus ancien et du meilleur commentaire qui nous soit parvenu sur la métaphysique. Au 16e siècle, son ouvrage fut traduit en latin par le philosophe espagnol Sépulvéda, et imprimé sous ce titre : Alexandri Aphrodisiei Commentaria in duodecim Aristotelis libros de prima philosophia, interprete Joanne Genezio Szpulveda Cordubensi, etc., Venetiis, 1561, in-fol. Cette traduction n’est pas moins estimée que l’original. Le texte d’Alexandre d’Aphrodisée a été publié pour la première fois en 1836. Il fait partie du 4e volume de la grande édition d’Aristote, imprimée par ordre de l’académie de Berlin. Un autre commentaire, attribué a Jean Philopon (6e siècle après J.-C), existe manuscrit dans la bibliothèque de Vienne, dans celle de l’Escurial et dans celle du Vatican ; le texte n’en pas été publié ; il a été traduit en latin par Patrizzi sous ce titre : Joannis Philponi breves, sed apprime doctæ et utiles Expositiones, in omnes 14 Aristotelis libros cas qui vocantur Metaphysici, quas Fr. Patricius de græcis latinas fecerat, etc. Ferrariæ, 1583, in-fol. Le latin de Patrizzi est d’une extrême barbarie et fourmille de fautes d’impression. Vers la fin du 4e siècle, le rhéteur Thémistius commenta le 12e livre ; le texte grec ne nous est pas parvenu, mais nous en avons une traduction latine faite d’après une ancienne version hébraïque, par Moïse Fintz, et imprimée sous ce titre : Themistii Paphlagonis Paraphrasis in librum duodecimum Metaphysicorum Aristotelis latine tantum ex hebraico a Mose Finzio, Hebræo, conversa, Venetiis, 1558, in-fol. (Très-rare.) Un autre commentaire partiel, très-inférieur aux précédents, mais qui ne laisse pas d’être utile, c’est celui d’Asclépius de Tralles (fin du 5e siècle ), rédigé d’après les leçons d’Ammonius, fils d’Hermias. Il n’a été ni traduit ni publié ; seulement Brandis en a donné des fragments dans sa collection. Le commentaire de Syrianus Pbiloxenus (première moitié du 5e siècle) sur les livres 3, 13 et 14, a été traduit en latin par Jérôme Bagolini, 1558, in-4o. C’est une réfutation des idées péripatéticiennes. Brandis doit l’insérer dans le tome 5e de la grande édition allemande d’Aristote. Le philosophe de Stagyre fut, comme l’on sait, en grande réputation chez les Arabes, et trouva parmi eux de nombreux interprètes. L’immense commentaire d’Averrhoës a été traduit en latin : Aristotelis Opera omnia cum commentariis Averrhois, Venetiis, 1495, in-fol.; ainsi que celui d’Avicènne : Metaphysica, per Bernardum Venetum, Venrt., 1495, in-fol. On est fondé à croire que ni Avicenne ni Averrhoës n’ont travaillé sur le texte grec. De tous les commentaires du moyen âge, le plus fameux est celui de St. Thomas ; il est d’un grand secours pour l’intelligence des parties subtiles de la logique et de la métaphysique : Divi Thomæ Aquinatis, doctoris Angelici, in 12 libros Metaphysicorum Aristotelis Expositia, dans le tome 4 de l’édition de St. Thomas, donnée à Anversen 1612. Tous les commentaires du 16e siècle sont conçus dans un esprit hostile à Aristote ; le livre de Patrizzi est un véritable pamphlet : Discussionum peripat. Bâle, 1581, 4 vol. in-fol. Celui de Ramus : Dialecticæ Institutiones et Aristotelicæ Animadversiones, scholæ metaphysicæ, respire une antipathie profonde pour les idées du Stagyrite. Excepté l’Exposition de la métaphysique par Duval, les travaux du 17e siècle sur Aristote ne méritent aucune attention. Aristote fut méprisé et oublié pendant le 18e siècle. Le 19e a dignement réparé cette injustice. En Allemagne, Brandis a fait paraître : de perditis Aristotelis libris de Ideis et de Bono sive Philosophia, Bonnæ, 1823, in-8o ; on doit à Titze : de Aristotelis operum Serie et Distinctione, Lipsiæ, 1826, in-8o ; à Trendelenburg : Platonis de ideis et numeris doctrina et Aristotele illustrata, Lipsiæ, 1826, in-8o ; à M. Michelet, Berlin : de Examen critique de l’ouvrage d’Aristote intitulé Métaphysique, 1836, in-8o. — À M. Cousin revient l’honneur d’avoir donné l’impulsion au mouvement péripatéticien français, par son enseignement de l’école normale, par le choix des sujets qu’il a proposés pour les concours, et par son Rapport sur le concours de 1837, suivi d’un essai de traduction du 1er et du 12e livre de la Métaphysique, Paris, 1838, in-8o. C’est sous son inspiration féconde qu’ont été composés