Page:Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1843 - Tome 2.djvu/222

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
217
ARI

mère me l’a dit, je ne le sais pas autrement ; qui peut en effet se flatter de connaître son père ? » Cette accusation fut renouvelée deux fois par la suite, mais il s’en tira toujours avec honneur. Il se vengea bientôt après de Cléon, en le couvrant de ridicule, et en l’accusant de dilapidations, dans la comédie des Chevaliers[1]. Aucun acteur n’ayant osé se charger du rôle de Cléon, qui était alors tout-puissant, Aristophane prit le masque, et le joua lui-même. Enhardi par le succès, il mit sur la scène les juges, les philosophes et les dieux eux-mêmes. Sa comédie des Guêpes, qui a fourni à Racine l’idée de celle des Plaideurs, est une satire très-ingénieuse de la passion des Athéniens pour juger. Dans les Nuées, il attaqua Socrate sur son mépris pour les dieux, sur sa manière de raisonner qui tendait à mettre tout en problème, jusqu’aux notions sur le juste et l’injuste, et il tourne en ridicule les vaines spéculations du philosophe. Ce n’est pas ici le lieu d’examiner jusqu’à quel point ces accusations étaient fondées ; mais il est certain qu’elles n’eurent aucune influence sur la condamnation de Socrate, qui n’eut lieu que vingt-trois ans après. Dans les Grenouilles et dans la Paix, Aristophane se permet sur Bacchus, Hercule et Jupiter, des railleries qu’il est assez singulier que le peuple athénien, superstitieux comme il l’était, ait souffertes. Cette tolérance venait sans doute de ce que la comédie faisait partie du culte de Bacchus. Les poètes ses contemporains, Agathon, Carcinus, Euripide, etc., furent aussi souvent en proie à ses sarcasmes ; il en voulait surtout à Euripide, et il en revient à lui à chaque instant ; il le traduisit même sur la scène, ainsi qu’Agathon, dans les Femmes célébrant célébrant les Thesmophoris. Le peuple athénien, tout susceptible qu’il était, n’échappa pas davantage à ses plaisanteries : il lui reproche sans cesse son inconstance, sa légèreté, son amour pour la flatterie, sa sotte crédulité, et sa facilité à se livrer à des espérances chimériques ; enfin il lui dit les vérités les plus dures. Aussi se vante-t-il, dans une de ses pièces, d’avoir osé le premier relever ses défauts avec franchise, et il prétend que le roi des Perses trouvait les armes des Athéniens beaucoup plus redoutables depuis qu’il leur donnait des conseils. Il faut qu’il y eût quelque chose de vrai dans tout cela ; car, loin de s’offenser de ses avis, les Athéniens lui décernèrent une couronne de l’olivier sacré, ce qui était un honneur extraordinaire. Cette licence de la vieille comédie, qu’on avait regardée pendant longtemps comme une des sauvegardes de la démocratie, devint bientôt à charge, lorsque les orateurs se furent emparés de l’esprit du peuple, ce qui arriva à la suite de la guerre du Péloponnèse. Ces orateurs, jaloux de l’influence des poëtes comiques, firent rendre, vers l’an 388 avant J.-C., sur la proposition d’un certain Antimachus, une loi qui défendait de nommer personne sur le théâtre. Cette loi mit dans le plus grand embarras les administrateurs des jeux. La comédie était, comme nous l’avons dit, une partie essentielle des fêtes de Bacchus, et aucun poëte ne voulait plus se charger de faire des pièces. On eut alors recours à Aristophane, qui fit le Cocalus, pièce dans laquelle une fille violée par un jeune homme est ensuite reconnue, et se marie avec celui qui l’a violée. Cette comédie, qu’il donna sous le nom d’Ararus, son fils aîné, fut l’origine de la comédie nouvelle. Ménandre et les autres poètes plus récents l’imitèrent, et firent souvent usage de cette intrigue, comme nous le voyons dans les pièces imitées d’eux par Plaute et Terence. Aristophane était alors très-âgé, et il parait qu’il ne vécut pas longtemps après. Il ne faut pas juger ses comédies par ce qu’en ont dit quelques littérateurs modernes, qui n’étaient pas en état de les entendre, et qui ont voulu les comparer à celles de Ménandre, ou a nos comédies modernes. La comédie, du temps d’Aristophane, n’était autre chose qu’un dialogue satirique en vers, mêlé de chœurs, et il ne pouvait pas s’écarter du genre adopté[2]. On lui reproche les obscénités dont ses pièces sont remplies, qui tiennent même quelquefois au sujet, comme dans la Lysirtrate, mais cette licence était autorisée ; la comédie ne fut pas plus décente à Rome dans ses commencements, quoique les mœurs y fussent très-sévères, et il en fut de même de nos premières représentations théâtrales. Il ne faut donc chercher dans Aristophane que l’élégance du style, l’urbanité attique, un grand talent pour saisir les ridicules ; et une peinture fidèle des mœurs athéniennes. Il faut convenir que sur tous ces points il ne laisse rien à désirer. Platon, si bon juge en fait de style, avait fait sur Aristophane deux vers dont le sens était que les Grâces, voulant se faire un temple impérissable, avaient choisi l’esprit d’Aristophane. Il lisait sans cesse ses comédies ; on les trouva sur son lit à sa mort, et il les envoya à Denys le Tyran, qui désirait connaître le gouvernement d’Athènes. Enfin il en fait un des acteurs de son Banquet. On pourrait joindre au témoignage de Platon celui de

  1. La plupart des pièces d’Aristophane sont essentiellement politiques : les actes et la marche du gouvernement, ses abus, ses fautes ; les manœuvres, les intrigues, les corruptions, les vices et les ridicules des ambitieux qui se disputent le maniement des affaires ; la lâcheté et l’incapacité des généraux ; la vénalité des juges ; la sotte crédulité, l’ignorance et la vanité de la multitude, sont tour à tour le but des traits pénétrants qu’il décoche avec une justesse et une verve comique inimitable. Sous sa plume, la comédie se fait une place parmi les pouvoirs de l’État, et la liberté de la scène, avec ses avantages et ses inconvénients, devient à Athènes ce qu’est chez nous la liberté de presse, une garantie, un frein nécessaire dans la démocratie. « La comédie des Chevaliers, dit A.-W. Schlegel, est, de toutes les pièces d’Aristophane, celle dont le but politique est le plus remarquable… Il ne s’agissait de rien moins que de renverser Cléon qui s’était mis à la tête des affaires de l’État après la mort de Périclès. Ce cléon, un des fauteurs de la guerre (du Péloponnèse), homme vulgaire et dépourvu de mérite, était l’idole du peuple aveuglé. Il n’avait contre lui que les riches propriétaires qui formaient la a classe des chevaliers, et ce sont eux qu’Aristophane eut l’art de lier étroitement a sa cause en les faisant représenter par le chœur… On peut se figurer l’orage que dut exciter cette représentation parmi le peuple assemblé, et cependant l’audace du poëte avait été accompagnée de tant d’habileté, que le succès le plus heureux le couronna, et que sa comédie remporta le prix. » C. W-r.
  2. Cette observation ne saurait s’appliquer a toutes les pièces d’Aristophane ; celle des Thesmophories, par exemple, offre un plan habilement tracé, une intrigue et un nœud bien formés, et un intérêt qui se soutient jusqu’au dénoument. C. W-r.