Page:Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1843 - Tome 2.djvu/208

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
203
ARI

pas à l’Arioste moins de confiance. C’est dans cette mur qu’il entreprit, et qu’au milieu des distractions de toute espèce, il parvint, en dix ou onze ans, à terminer son grand et immortel ouvrage, le poëme de Roland furieux. Il en commença l’impression en 1515, et le publia en 1516. Tout le monde sait le mot qu’on attribue au cardinal Hippolyte, quand l’Arioste lui en eut présenté un exemplaire, mot qu’on ne peut traduire honnêtement en français que par ceux-ci : Maître Louis, où avez-vous pris tant de niaiseries, ou de bagatelles, ou même de sottises ? Si ce mot est vrai, que prouve-t-il, sinon qu’Hippolyte d’Est, quoique homme d’esprit, prince et cardinal, était plus capable de dire lui-même une sottise que d’apprécier le génie supérieur de l’Arioste, et qu’il était peu digne de le posséder auprès de lui ? Il l’y voulut cependant avoir, en 1517 ou 1518, dans son voyage en Hongrie, où ses affaires le retinrent deux ans. La dureté du climat et la faible santé de l’Arioste ne lui parurent pas des excuses suffisantes ; le poëte, persistant dans son refus de l’y suivre, perdit entièrement la faveur du cardinal, et celui-ci passa même d’une protection froide et indifférente à une haine déclarée. L’Arioste fut alors recueilli par le duc Alphonse, qui le fit son gentilhomme, l’admit à sa familiarité, mais le laissa en proie à des embarras de famille et de fortune, à des procès ruineux, et, quoique habituellement magnifique, ne le récompensa jamais que mesquinement. Crut-il le récompenser ou le punir en lui donnant, en 1521 ou 1522, la commission d’apaiser les troubles qui s’étaient élevés dans une partie montueuse et sauvage de ses États, nommée la Garfagnana ? Elle était infestée par des brigands, reste des partis et des factions qui l’avaient agitée. L’Arioste parvint, en peu de temps, à en purger le pays, et à ramener tous les esprits à la soumission et à la concorde. Ce fut là que lui arriva cette aventure avec le chef de brigands Pacchione, que le Garofalo a racontée le premier dans sa Vie de l’Arioste, et que les autres biographes ont altérée en la copiant. Selon le récit du Garofalo, le poëte passait, avec six ou sept domestiques, à cheval comme lui, entre des montagnes. Ils trouvèrent une troupe d’hommes armés qui étaient assis a l’ombre. Leur mine suspecte engagea l’Arioste à s’écarter d’eux et à presser le pas. Lorsqu’il fut passé, le chef de la troupe arrêta celui des domestiques qui marchait le dernier, et lui demanda qui était ce gentilhomme. Le domestique l’ayant nommé, le brigand courut, tout armé comme il était, après l’Arioste. Celui-ci s’arrêta, ne sachant ce que cet empressement voulait dire, ni comment cela finirait. L’homme armé le joignit, le salua respectueusement, lui dit qu’il était Philippe Pacchione, lui demanda pardon de ne lui avoir rien dit à son passage : il ignorait alors son nom ; l’ayant appris, il était accouru pour connaître de vue celui qu’il connaissait si bien de réputation. Enfin, après lai avoir fait les offres les plus polies, il prit congé de lui avec de grandes marques de respect. L’Arioste, de retour à Ferrare, après trois ans d’assener, y fut occupé, pendant plusieurs années, a composer, ou du moins il faire jouer ses comédies sur le théâtre de la cour, dans les fêtes que le duc y donnait sans cesse. Il travaillait en même temps a corriger, achever et perfectionner son poëme, dont il donna la seconde édition en 1532. Peu de temps après, il fut attaqué d’une maladie de vessie, dont il mourut après huit mois de souffrances, le 6 juin 1533, dans la 58e année de son âge. L’Arioste joignait aux avantages extérieurs de la taille et de la figure un caractère doux, des manières polies et l’esprit le plus aimable. S’il avait été riche, il eut aimé la magnificence. Il aimait les bâtiments et les jardins, plus qu’il ne convenait a sa fortune. Obligé de ne bâtir qu’une maison très-petite, il l’avait du moins rendue agréable et commode. Il avait fait graver ce distique latin sur l’entrée :

Parva, sed apta mihi, sed nulli obnoxia, sed non Sordida, parta meo sed tamen ære domus.

« Maison petite, mais commode pour moi, mais incommode ) personne, mais assez propre, mais pourtant achetée de mes propres fonds. » Ces derniers mots prouvent que Tiraboschi a eu tort de répéter, après d’autres biographes, que l’Arioste tenait cette maison des libéralités du duc Alphonse. Cette famille, destinée à être encore plus ingrate envers un autre grand poëte, ne fit, en quelque sorte, que pourvoir aux besoins de l’Arioste, et ne fit rien pour sa fortune. Une autre circonstance de même espèce est peut-être encore plus remarquable. Léon X, lorsqu’il était le cardinal Jean de Médicis, exilé de Florence avec toute sa famille, avait été généreusement accueilli a la cour de Ferrare : il s’y était lié de l’amitié la plus intime avec l’Arioste, et lui avait promis que, s’il parvenait jamais au pouvoir, il s’en servirait pour le rendre heureux. Il devint pape, et l’Arioste, qui alla le complimenter à Rome, ne reçut de lui d’autre bienfait que le bref pontifical pour l’impression de son poëme, bref dont l’expédition ne fut même pas gratuite. C’est une singularité qu’il faut ajouter à celles que présente le privilège donné, par un tel pouvoir, pour la publication d’un tel ouvrage. On demandait un jour à l’Arioste comment il avait fait bâtir une maison si simple, lui qui avait décrit dans son Roland tant de palais magnifiques, tant de beaux portiques et d’agréables fontaines : « C’est, répondit-il, parce qu’on rassemble bien plus vite et plus facilement des mots que des pierres. » Cependant ce n’était pas sans travail et sans peine qu’il rassemblait des mots, et qu’il composait ses poésies. Il les corrigeait sans cesse, et les manuscrits de son Roland, conservés à Ferrare, sont chargés de ratures. Ceux du Tasse, au contraire, l’étaient fort peu. C’est pour cela, sans doute, que les beaux vers du Tasse ont quelquefois je ne sais quoi de pénible, et que ceux de l’Arioste ont toujours une admirable facilité. Lorsqu’il eut choisi le sujet qu’il voulait traiter, le cardinal Bembo, son ami, l’engageait fortement à l’écrire en vers latins. Il répondit qu’il aimait mieux être le premier entre les poètes toscans, qu’a peine le second parmi les latins. On lui conseillait aussi de composer, non un poëme ro-