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de ma vie pour avoir la certitude que cette transformation arrivera. Eh bien, le, croiras-tu : il y a des gens assez stupides pour me demander ce que je gagnerais à cela ! n’ai-je pas cent fois raison d’être indigné ! » ─ Bien que ce fait paraisse étrange, on peut placer les événements et les passions politiques parmi les causes qui portèrent si souvent la tristesse, |e découragement dans le cœur d’Ampère, et nuisirent le plus à ses travaux scientifiques. C’est seulement dans sa correspondance la plus intime qu’on a pu connaître tout ce qu’il y avait de patriotiques douleurs sous une sérénité apparente, sous un vernis de douce résignation. L’année 1815 marqua surtout dans la vie de l’illustre géomètre d’une manière cruelle. l’empereur était revenu de l’ile d’Elbe. Le bruit des armes retentissait dans l’Europe entière ; les nations allaient se heurter sur un champ de bataille inconnu. De ce choc terrible pouvait naître, pour de longues années, l’asservissement de la France et du monde. Ces pensées bouleversaient l’âme de l’illustre savant. Mais il eut l’incroyable malheur de tomber alors dans une société où tout ce qu’il redoutait était un objet d’espérance ; où les plus désastreuses nouvelles excitaient des transports de joie, où la mort d’un demi-million de nos compatriotes ne semblait pas devoir entrer en balance avec le maintien de quelques institutions vermoulues. Ces hideux sentiments inspiraient à Ampère une juste et profonde antipathie. D’autre part, il trouva dans la population parisienne des personnes ardentes qui, sans attendre aucun acte blâmable de la part de leurs antagonistes, voulaient faire main basse sur eux. C’est alors qu’Ampère écrivait à ses amis lyonnais : « Je suis comme le grain entre deux meules ! Rien ne pourrait exprimer les déchirements que j’éprouve ; je n’ai plus la force de supporter la vie ici. Il faut à tout prix que j’aille vous rejoindre ; il faut surtout que je fuie ceux qui me disent : vous ne souffrirez pas personnellement : comme s’il pouvait être question de soi-même au milieu de semblables catastrophes ! » Ampère, par timidité, concentrait soigneusement en lui-même les sentiments douloureux que les événements publics lui inspiraient. Deux fois cependant la mesure devint comble ; elle déborda violemment. S’il fallait citer un désespoir égal à celui qu’éprouva l’illustre géomètre en apprenant la prise de Parga, et, plus tard, la chute de Varsovie, ce serait parmi les hommes voués à la culture des sciences qu’on le trouverait ; il faudrait montrer Ruelle, entrant dans son amphithéâtre, les habits en désordre, la figure pâle, les traits décomposés, et commençant une leçon de chimie par ces paroles qu’on doit priser autant que la plus belle expérience : « Je crains de manquer aujourd’hui de clarté et de méthode ; j’ai à peine la force de rassembler, de combiner deux idées ; mais vous me pardonnerez quand vous saurez que la cavalerie prussienne a passé et repassé sur mon corps pendant a toute la nuit ! » On avait appris la veille à Paris le résultat de la bataille de Rosbach. Une fois entraîné par la direction de son esprit, par son tempérament ou par son cœur, à étudier les évènements politiques, à calculer leur importance, leur gravité, il est rare qu’on sache se borner à ceux d’un seul pays ou d’une seule époque, fut-elle aussi féconde en terribles péripéties que la fin du 18e siècle et le commencement du 19e. On raconte que la Mothe le Vayer mourut en demandant d’une voix éteinte : « A-t-on des nouvelles du Grand Mogol ? » Pour Ampère, le Grand Mogol, c’était le monde tout entier ; le temps passé, le temps présent et le temps à venir. Les souffrances des sujets de Sésostris, de Xercès, de Tamerlan trouvaient dans son cœur une fibre sensible, comme les souffrances des pauvres paysans de la Bresse parmi lesquels sa jeunesse s’était écoulée. « Il se préoccupait avec la même passion (ce sont des paroles textuelles) de ce qui arrivera dans trois siècles, et des événements qui se déroulaient sous ses yeux. » On retrouve ici l’horreur du doute renforcée encore par des sentiments philanthropiques. — « Les amis, s’écria Byron dans un moment d’humeur, sont des voleurs de temps. » Un homme trés-studieux avait dit avant lui, avec moins d’âpreté : « Ceux qui me viennent voir me font honneur ; ceux qui ne viennent pas me font plaisir. » La pensée, également égoïste sous l’une et sous l’autre forme, n’effleura jamais l’esprit et le cœur d’Ampère. Son cabinet de travail s’ouvrait à toute heure et à tout venant. On n’en sortait pas, il faut l’avouer, sans, qu’il vous demandât si vous connaissiez le jeu des échecs. La réponse était-elle affirmative, il s’emparait du visiteur, et joutait contre lui, bon gré, mal gré, des heures entières. Ampère avait trop de candeur pour s’être aperçu que les inhabiles eux-mêmes connaissaient un moyen infaillible de le vaincre : quand les chances commençaient à leur être défavorables, ils déclamaient, en termes très-positifs, qu’après de mures réflexions, le chlore était définitivement pour eux de l’acide muriatique oxygéné ; que l’idée d’expliquer les propriétés de l’aimant à l’aide de courants électriques semblait une vraie chimère ; que tôt ou tard les physiciens reviendraient au système de l’émission, et laisseraient les ondes lumineuses parmi les vieilleries décrépites du cartésianisme. Ampère avait ainsi le double chagrin de trouver de prétendus adversaires de ses théories favorites, et d’être échec et mat. — Le caractère d’Ampère, envisagé sous tant de faces diverses, doit sembler déjà à tout le monde, du moins dans certaines limites, une explication naturelle du découragement auquel il s’abandonna tant de fois ; on ne peut manquer d’y voir une des principales causes du dégoût que lui inspirèrent souvent des études où le moindre de ses efforts eût certainement conduit à d’éclatants succès. Les traces de ce découragement, de ce dégoût, se montrent en foule à quiconque jette un coup d’œil attentif sur les dernières années de la vie du savant. Celui qui, dans sa jeunesse, dévorait avec tant d’ardeur les livres de toute nature, même les vingt volumes in-folio de l’Enyclopédie, parvenu à un certain âge, n’avait plus la force de rien lire. À peu d’exceptions près, les ouvrages de sa bibliothèque