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donner ici une légère idée du dernier ouvrage que le savant illustre ait composé. ─ C’est pas la lecture de l’Encyclopédie du 18e siècle qu’Ampère entra dans la vie littéraire ; c’est par la rédaction du plan d’une encyclopédie nouvelle que sa vie littéraire se termina. La partie la plus essentielle de ce vaste plan était un projet de classification de toutes les connaissances humaines. Molière mettait en question, par la bouche d’un des personnages de ses immortelles comédies, s’il faut dire la figure ou la forme d’un chapeau : c’était se demander si l’on doit mettre les chapeaux dans la classe des formes ou dans celle des figures. L’abus, des classifications ne saurait être signalé d’une manière à la fois plus profonde et plus comique. En remontant au temps de Molière, ou même seulement aux premières années du 18e siècle, on verra que le grand poëte ne s’attaquait pas à un vain fantôme ; on sera frappé des plus étranges associations d’idées ; on trouvera les classificateurs obéissant à des analogies, à des rapprochements vraiment burlesques, par exemple, dans la Société des Arts, créée par un prince du sang, par le comte de Clermont, société qui réunissait à la fois les sciences, les lettres et les arts mécaniques. l’historien sera, le plus sérieusement du monde, classé avec le brodeur ; le poëte, avec le teinturier, etc., etc. En toutes choses, au surplus, l’abus n’est pas l’usage. Est-ce à l’usage qu’Ampère s’est arrête dans l’ouvrage, encore à moitié inédit, qu’il a composé à la fin de sa vie, sous le titre d’Essai sur la philosophie des sciences, Exposition analytique d’une classification naturelle de toutes les connaissances humaines ? Ampère se proposait la vaste et célèbre question dont la solution avait de déjà tentée par Aristote, par Platon ; par Bacon et d’Alembert, par Leibnitz et Locke, etc., etc. Les efforts infructueux de tant d’hommes de génie sont une démonstration convaincante de la difficulté du problème. Prouvent-ils aussi complètement son utilité ? Aristote prétendait que tous les objets pouvaient être renfermés dans dix catégories. Si on rappelait combien de fois elles ont été remaniées, on pourrait répondre, et avec raison, que c’était une conséquence nécessaire et prévue de la faiblesse de l’esprit humain. Ce serait certainement poser une question plus embarrassante, que de demander à quoi les catégories ont servi. On a déjà vu ce qu’en pensait Molière. Voici l’opinion. de l’auteur célèbre de la Logique de Port-Royal : « L’étude des catégories ne peut être que dangereuse, en ce qu’elle accoutume les hommes a se payer de mots, et à croire qu’ils savent toutes choses lorsqu’ils ne connaissent que des noms arbitraire. » à cette critique exorbitante, si elle était tombée sous ses yeux, Ampère aurait répondu qu’une classification naturelle des sciences serait le type sur lequel devraient scrupuleusement se modeler les sections d’un institut qui prétendrait représenter l’universalité des connaissances humaines ; qu’une classification naturelle des sciences indiquerait les vraies coupures des divers dictionnaires d’une encyclopédie méthodique bien ordonnée ; qu’une classification naturelle des sciences présiderait à une distribution rationnelle des livres, dans les grandes bibliothèques, objet assez capital pour que Leibnitz l’ait étudié longtemps, et avec le plus grand soin ; qu’une classification naturelle des sciences ferait une heureuse révolution dans l’enseignement. Tout cela est juste et vrai. Malheureusement les principes qui, à priori, semblaient devoir conduire aux classifications naturelles, ont assimilé, groupé, réuni les connaissances les plus disparates. Si vous prenez l’arbre encyclopédique de Bacon et de d’Alembert, ce tableau fondé sur hypothèse, contre laquelle aucune objection ne s’était élevée, que l’intelligence humaine peut se réduire a trois seules facultés : la mémoire, la raison, l’imagination, vous serez conduit, dans la grande division des connaissances dépendantes de la mémoire, à placer l’histoire des minéraux et des végétaux avec l’histoire civile ; dans les sciences du domaine de la raison, la métaphysique sera associée à l’astronomie, à la morale, à la chimie. Suivez Locke ou plutôt Platon, et la théologie marchera à côté de l’optique. Divisez, comme le font aujourd’hui les écoles de Rome, l’ensemble de nos connaissances en trois règnes : les sciences d’autorité, les sciences de raison, les sciences d’observation, et des anomalies presque risibles surgiront aussi à chaque pas. On ne rencontre point ces graves défauts dans la classification d’Ampère. Là, tout ce qui a de l’analogie est uni ; tout ce qui diffère est séparé. L’auteur ne crée pas, au gré de son imagination, de prétendues facultés fondamentales pour en faire la base d’un système sans solidité. Ses deux points de vue principaux, ses deux règnes, sont l’étude du monde, la cosmologie ; l’étude de la pensée, l’ontologie. Les sciences cosmologiques se divisent, à leur tour, en deux sous-règnes, savoir : les sciences qui traitent des objets animés, et les sciences qui envisagent seulement les objets inanimés. Le premier sous-règne des sciences cosmologiques donne lieu à deux embranchements : les sciences mathématiques, les sciences physiques. En poursuivant cette division, toujours par deux, Ampère n’arrive à rien moins qu’à former un tableau où l’ensemble des sciences et des arts se trouve disposé : en deux règnes ; — en quatre sous-règnes ; — en huit embranchements ; — en seize sous-embranchements ; — en trente deux sciences du premier ordre ; — en soixante-quatre du second ; — en cent vingt-huit du troisième. — Cent vingt-huit sciences ! Voila donc ce qu’il faudrait étudier pour être au fait de l’ensemble des connaissances humaines ! Ce nombre, si considérable, ne doit-il pas être à la fois un sujet de découragement pour les individus considérés isolément, et un juste sujet d’orgueil pour l’espèce humaine ? Ni l’un, ni l’autre. Ampère n’est arrivé à trouver cent vingt-huit sciences distinctes dans les résultats des travaux accumulés de quarante siècles, qu’en dépeçant, qu’en morcelant ce qu’on avait jusqu’ici laissé réuni ; qu’en transformant en sciences séparées de simples chapitres des sciences actuelles ; qu’en leur appliquant des noms qui ont trouvé plus d’un contradicteur, tels que cœnolbologie, cybernétique, terpnognosie, technesthétique, etc., etc. Resterait à examiner si les nouvelles divisions ne sont pas trop