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ALI

et le général Andréossi, ambassadeur de France à Constantinople, acquit une influence dont il se servit bientôt contre Ali. Si l’on en croit le voyageur Thomas Smart Hughes, qui a donné une relation curieuse de son séjour à Janina, une correspondance régulière s’établit alors entre l’ambassadeur Andréossi, le duc de Bassano à Paris, le général Donzelot a Corfou, et le consul de France à Janina ; et cette correspondance n’eut pas d’autre objet que de susciter des embarras au pacha, de fomenter la rébellion dans son pachalik, et surtout de le représenter à la Porte comme un rebelle qu’elle devait soumettre. Ali eut connaissance de toutes ces menées, et il en conçut une profonde haine pour Napoléon ; mais les malheurs que ce dernier éprouva dans sa campagne de Russie en 1812 firent bientôt cesser tous les dangers et tous les ressentiments du pacha. Il poursuivit paisiblement ses conquêtes ; à l’exception de Parga qu’il ne cessait de convoiter, il fut maître absolu de l’Épire. Alors, affectant de déployer toute la grandeur d’un souverain, il fit ouvrir plusieurs routes, fonda quelques villages, bâtit des forteresses, et sur plusieurs points de l’Epire fit des constructions vraiment royales. Il nourrissait dans son palais plus de 1,500 personnes, parmi lesquelles se trouvaient des étrangers de presque toutes les parties du globe. En 1812 il avait reçu la visite d’un kan ou prince de Perse, qu’il logea somptueusement avec toute sa suite. À la fin d’une guerre où il avait rendu de si grands services aux Anglais, il se flattait d’en être récompensé au moins par la cession de quelque établissement maritime ; et dans cette vue, il accueillait tous leurs voyageurs de quelque importance. Dans un repas splendide qu’il donna au comte de Guilford, tout le service se fit en vaisselle d’or et en vases de cristal. Le résident anglais Foresti jouissait de beaucoup de crédit à la cour du pacha, et il obtint sur son esprit une influence dont il ne se servit, il faut le dire, comme l’avait fait le consul de France, que dans l’intérêt de l’humanité. Ce qui frappait le plus les Anglais à la cour du satrape de l’Épire, c’était de le voir tous les jours traverser la ville à cheval, suivi d’un seul garde, et admettant indistinctement tous ceux qui se présentaient. Son peuple le croyait sous la protection d’une influence céleste. À l’illustre Byron et à M. Hobhouse, membre du parlement, succédèrent à Janina, dans le courant de 1813, le colonel Church, M. Cockerell, M. Robert Towley Parker et M. Thomas Smart Hughes. Tous fuient reçus avec magnifïcence. Dans une audience qu’Ali donna le 12 février 1814 à MM. Parker et Hugher, il leur parla des revers de Bonaparte, et leur apprit que Murat avait abandonné le parti des Français. S’étant fait apporter une carte d’Europe, il invita les Anglais à lui, montrer la situation des armées. La conversation roula principalement sur les grands événements militaires dont la France et l’Italie étaient le théâtre. Ali parut convaincu que la puissance de Bonaparte allait s’écrouler. Prévoyant donc que bientôt les Français seraient éloignés pour longtemps du voisinage de l’Albanie, et que l’Angleterre resterait maîtresse de l’archipel ionien, il forma le projet de s’emparer de Parga, et mit ses troupes en mouvement contre ce rocher solitaire ; mais il fut prévenu par les Anglais, qui s’emparèrent de ce point important qu’occupaient les Français. Revenu à Janina et voulant se débarrasser des peuplades de l’Épire dont la fidélité lui était suspecte, Ali prit le parti de les déporter. Maitre absolu du territoire de Cardiki, il en réunit quarante villages au domaine de son viziriat pour former la dotation de Salik-Bey, son troisième fils. Les changements survenus en France en 1814 le mirent en position de demander le rappel du consul général Pouqueville, qui depuis longtemps lui était suspect et qu’il faisait surveiller. N’ayant plus rien à redouter de la France, ni des Russes qui étaient en paix avec la Porte, dont lui-même alors avait dissipé les ombrages, Ali, sans être roi ni souverain, régnait sur une plus grande étendue de pays que Pyrrhus, qu’Alexandre même avant qu’il eût conquis l’Asie. Un événement qui, au commencement de 1815, mit toute l’Europe en mouvement, l’évasion de Bonaparte, ne changea rien à la position d’Ali : il n’y vit qu’une crise passagère et qui n’aurait aucune influence sur l’empire ottoman. En janvier 1816 il reçut la visite d’un roi détrôné, Gustave-Adolphe, qui allait en Morée attendre les firmans qui devaient lui servir de passe-port pour Jérusalem. Ce prince fut traité avec beaucoup d’égards par le pacha, et lui fit présent du sabre de Charles XII. Ali était, sans aucun doute, à l’époque la plus heureuse de sa vie. Sans guerre extérieure ni intérieure, et sans aucune opposition, il régnait sur les Albanais à l’ombre d’un pouvoir plus fortement organisé qu’aucune monarchie de l’Europe. Mais on ne pouvait guère croire qu’il consentit a rester ainsi longtemps dans l’inaction. Dévorant en secret l’affront qu’il avait essuyé devant Parga, il résolut d’obtenir par la corruption ce que la force n’avait pu lui donner. Il fit tant par ses intrigues que ce fut la Porte elle-même qui exigea cette place de l’Angleterre et consentit alors à l’occupation des sept iles. Un traité, qui resta d’abord secret, contint la clause de livrer au despotisme d’Ali le seul point de l’ancienne Grèce qui fût encore libre. Les Parganiotes, au désespoir, émigrèrent, et le pacha, au bout de vingt ans, réussit par sa persévérance à s’emparer de Parga. Rien ne semblait plus manquer à l’ambitieux vizir. Ses fils et ses petits-fils étaient pourvus d’emplois éminents ; lui-même était égal aux souverains. On venait d’imprimer à Vienne un poème en son honneur ; un savant dans l’art héraldique lui avait fabriqué un blason, emblème de sa dynastie ; on lui avait dédié une grammaire française et grecque, où les titres de grand, de puissant, de très-clément lui étaient prodigués. Ne s’aveuglant pas néanmoins sur sa position, il refusait le diadème, et repoussait, comme César, ses imprudents amis qui depuis longtemps le saluaient du titre de roi. Il répétait qu’en voulant aussi être vizirs, ses enfants le perdraient : « Un vizir, leur disait-il, est un homme couvert de pelisses, assis sur un baril de poudre !… » Jusqu’ici la Porte avait tout souffert du plus dangereux de ses pachas ; mais Ali