Page:Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1843 - Tome 1.djvu/445

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
429
ALE

de la réputation de loyauté et de grandeur que son maître s’était acquise. Il adressa aux Finois une proclamation dans laquelle ces sujets de la Suède étaient ouvertement invites à se soumettre aux lois de la Russie ; et une allocution moins loyale encore fut adressée à l’armée suédoise[1]. Les dépêches d’un courrier expédie à M. d’Alopeus, ambassadeur de Russie à Stockholm, étant tombées entre les mains du gouvernement de Suède, lui firent connaître que ce diplomate était chargé d’une trame encore plus contraire au droit des gens. Gustave répondit à ces indignités par l’arrestation de l’ambassadeur et par la publication d’un manifeste, où il opposa sa conduite à celle de son agresseur. Mais tout cela ne pouvait rien changer à des résolutions irrévocablement prises et à des plans invariablement arrêtés. Dans une note remise aux membres du corps diplomatique, Alexandre notifia à toutes les puissances qu’il considérait la Finlande comme une de ses provinces, et qu’il l’incorporait pour jamais à son empire. Ainsi fut consommé cette conquête, si longtemps convoitée par les prédécesseurs d’Alexandre, cette conquête qui assure l’ascendant de la Russie sur la Baltique, et qui met sa capitale à l’abri des dangers que lui avaient fait courir plus d’une fois les rois de Suède, et surtout le père de Gustave IV. Mais Alexandre expia bientôt cette iniquité : la flotte russe, aux ordres de Siniawin, étant venue de la Méditerranée à Lisbonne, pour forcer le gouvernement portugais à se déclarer contre les Anglais, fut obligée de se rendre par capitulation, et conduite en Angleterre. Les dix vaisseaux qui la composaient ne furent restitués a la Russie qu’après la conclusion de la paix[2]. — C’était le temps ou Napoléon essuyait dans la Péninsule des revers éclatants, et ces revers apprenaient au monde qu’il n’était pas impossible de résister à ses armes. Ce changement de fortune excita de sourdes rumeurs parmi ses ennemis ; et, dans la crainte que l’amitié d’Alexandre n’en fut ébranlée, il provoqua la réunion d’Erfurth, où l’empereur de Russie se rendit dans le mois d’octobre 1808, et où il donna de nouveau à son redoutable allié des témoignages multipliés d’estime et d’admiration. On n’a pas oublié l’espèce de mouvement dramatique auquel il s’abandonna dans un spectacle, lorsque, entendant ce vers devenu célèbre :

L’amitié d’un grand homme est un bienfait des dieux,

il serra la main de son grand ami, comme il l’appelait alors, et s’inclina profondément, disant avec une effusion tout à fait théâtrale : « Je ne l’ai jamais et mieux senti[3] ». Cependant des observateurs pénétrants crurent voir, sous ces apparences d’union et de bonne intelligence entre les deux potentats, des symptômes de froideur et de mécontentement. Le principal résultat de ces conférences fut la confirmation de ce qui avait été convenu à Tilsitt, avec une faible réduction sur les contributions imposées à la Prusse, et l’admission du duc d’Oldenbourg à la confédération du Rhin. Bonaparte fit quelques réclamations sur l’invasion de la Finlande, qui n’avait pas été formellement décidée à Tilsitt, et ce fut par ce motif qu’il exigea la suppression de l’article secret relatif à la Turquie. Alexandre dut en être profondément blessé ; mais il ne pensa pas que le temps de la franchise et de la résistance fût arrivé ; il continua de dissimuler. C’est aussi aux conférences d’Erfurth qu’il faut rapporter la demande que fit Napoléon de la main d’une princesse ruse ; demande qu’Alexandre sut éluder sous de vains prétextes de religion et d’affections de famille dont Napoléon ne fut sans doute pas entièrement dupe. (Voy. Catherine Paulowna.) Avant de se séparer, les deux empereurs écrivirent une lettre collective au roi d’Angleterre pour l’engager à la paix : comme on devait s’y attendre, cette lettre n’eut point de résultat. Quelques mois plus tard, Alexandre, voulant se montrer à ses nouveaux sujets de la Finlande. convoqua dans la ville d’Uméa une diète dont il fit lui-même l’ouverture le 10 mars 1809, et il revint aussitôt après reprendre à Pétersbourg le gouvernement de son vaste empire. La guerre qui éclata entre la France et l’Autriche le détourna à peine de ses paisibles soins. Pour se montrer au moins en apparence fidèle au traité de Tilsitt et aux récentes conventions d’Erfurth, il déclara la guerre à cette dernière puissance et fit marcher contre elle 25,000 hommes au lieu de 150,000 qu’il avait promis. La faiblesse de ce corps autant que la lenteur de sa marche le rendirent tout a fait inutile à Napoléon qui fut très-piqué de ce manque de foi ; mais il n’était pas en mesure de se venger, et il dissimula : Alexandre vit même sa faible coopération récompensée par le beau district de Cracovie, qui lui fut abandonné par le traité de Sclœnbrunn. Ainsi l’heureux autocrate jouissait des avantages de la victoire sans avoir fait la guerre, et il pouvait sans obstacle suivre le cours de ses travaux pacifiques. Voulant autant qu’il était en lui dédommager ses sujets des pertes que leur faisait essuyer l’état d’hostilité avec l’Angleterre, il ferma les yeux aussi souvent qu’il le put sur les prohibitions maritimes, recevant comme portugais les navires britanniques, et favorisant de tout son pouvoir les manufactures nationales. On commençait a sentir en Russie les heureux effets de l’ukase par lequel il avait été permis aux vassaux de la

  1. Elle finissait par ces mots : « Bons Finois, que le sort a placés dans les rangs de l’armée suédoise, que vous êtes a plaindre ! vous quitte : vos foyers et vos familles ; vous allez à la mort pour une cause injuste... Mon très-gracieux maître m’a ordonné de promettre à chacun de vous, qui posera volontairement les armes, la liberté de retourner chez lui et le paiement de deux roubles par fusil, un rouble par sabre ou toute autre arme, et six roubles pour chaque cheval qu’il amènera. Qui de vous aimerait assez peu le repos pour ne pas se hâter de se procurer une vie tranquille et heureuse sous la protection de mon très-gracieux empereur ? »
  2. Quelques observateurs ont soupçonné, et cela est assez probable, que cette saisie des vaisseaux russes, qui furent conservés avec beaucoup de soin dans les ports de l’Angleterre, n’était qu’une espèce de comédie jouée entre les deux puissances pour mieux tremper Napoléon.
  3. Avant de partir pour Erfurth, Napoléon avait mandé Talma et lui avait dit : « Je vais te faire jouer devant un parterre de rois. » Dans l’espèce de hangar qui fut arrangé en salle de spectacle, il n’y avait devant l’orchestre que deux fauteuils à bras pour les deux empereurs. À droite et à gauche étaient des chaises garnies pour les rois ; et derrière des banquettes pour les princes de la confédération. Talma aimait beaucoup à raconter cette anecdote. V-VS.