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pas facilement s’accorder avec le dogme de la Trinité ; mais les intrigues qui eurent lieu dans ce concile[1], et le mépris de toutes formes usitées, furent cause qu’elle fut généralement attribuée à la haine et à l’envie, et il semble que le légat lui-même ait partagé ce sentiment, puisque, peu de jours après, il permit à Abailard de retourner à St-Denis. ― Le repos n’était pas fait pour ce caractère inquiet, incapable de ménagement et de circonspection. À peine rentré dans le couvent, il recommença ses sorties contre les mœurs relâchées des moines. Un jour, il s’avise de soutenir, d’après Bède, que Denis l’aréopagite n’était point le fondateur de St-Denis : c’était s’attaquer à la fortune du monastère. Cette imprudence souleva contre lui un orage de menaces et d’injures ; les moines étaient d’autant plus furieux qu’il avait raison. Le chapitre s’assembla en toute hâte et décide que le coupable sera immédiatement envoyé au roi, avec prière de tirer vengeance d’un moine séditieux, qui attentait à la sûreté du royaume et à l’honneur de la couronne. Abailard n’attendit pas l’effet de ces menaces ; il profita de la nuit pour se sauver à Provins, sur les terres du compte de Champagne. Ce seigneur, touché des infortunes du pauvre philosophe, pria son abbé de lui permettre de vivre où il voudrait en se conformant à le règle monastique. L’abbé n’y voulut pas consentir. Suger, qui lui succéda, ne se montra pas plus accommodant. Abailard s’adressa alors au conseil du roi et en obtint ce qu’il désirait. ― Mécontent des hommes et fuyant leur société, il se confina dans une solitude entre Nogent et Troyes. Quelques personnes lui firent don d’un morceau de terre où il se construisit une espèce d’oratoire de chaume et de roseaux, qu’il dédia à la Trinité. Caché dans cette thébaïde, il espérait enfin y trouver le repos ; mais le repos n’est pas fait pour la gloire : Abailard l’éprouva. Se retraite ne fut pas plutôt découverte que la foule et le bruit remplirent le désert. Ses disciples, abandonnant les châteaux et les villes, accoururent auprès de lui, et se bâtirent des cabanes autour de la sienne. « Ils échangeaient avec joie pour des huttes leurs demeures somptueuses, pour des joncs et des herbes sauvages leurs mets délicats : » le plaisir de l’entendre leur tenait lieu de tout. Le nombre de ses auditeurs s’éleva en peu de temps à plus de 3,000. L’oratoire étant devenu trop petit, ils le rebâtirent plus grand et plus solide, et Abailard le nomma Paraclet, c’est-à-dire consolateur, en mémoire des consolations qu’il avait trouvées dans ce lieux. ― Il n’y fut pas longtemps tranquille. La célébrité du Paraclet portait ombrage à ses ennemis, parmi lesquels il désigne St. Bernard et St. Norbert. Non contents de diriger leurs attaques contre un traité de morale, le Scito te ipsum, qu’il venait de publier, ils dénoncèrent comme une hérésie le nom qu’il avait donné à son oratoire. Les bruits calomnieux qu’ils réussirent à accréditer sur sa foi et sur son genre de vie lui aliénèrent les puissances ecclésiastiques et séculières. Il tremblait à tout moment de se voir saisi comme hérétique et traînée devant des juges ; si quelque concile s’assemblait c’était pour sa condamnation. « Souvent, nous dit-il, je tombais dans un si profond désespoir, que je songeais à fuir les pays chrétiens pour chercher un refuge parmi les infidèles. » ― Comme il était tourmenté de ces cruelles angoisses, il apprit que les moines de St-Gildas de Ruys, prés de Vannes, l’avaient choisi pour leur abbé. Le monastère de Ruys était situé au fond de la Bretagne, dans un pays sauve, habité par des peuples barbares dont la langue lui était inconnue. Cette sombre perspective ne l’arrêta pas : il accepta sans balancer, voulant se dérober à tout prix aux vexations qui l’accablaient. Arrivé à St-Gildas, il trouve une maison livrée au pillage, et des moines sans mœurs et discipline. Le seigneur de la contrée profitait du désordre pour exercer sur le frères une autorité tyrannique et pour usurper leurs terres. Le seul remède efficaces à ces maux, c’était la réforme : Abailard résolut de l’introduire parmi ces moine déréglés ; mais cette tâche était au-dessus de son pouvoir et de ses forces ; le souvenir de ses faiblesses, et l’espoir qu’ils avaient peut-être conçu de trouver en lui un supérieur indulgent et facile, devaient affaiblir l’autorité morale dont il avait besoin pour gouverner des hommes ignorants et grossiers sur lesquels le savoir, l’éloquence et la gloire étaient sans influence[2]. Aux premières tentatives qu’il fit pour les soumettre à la règle qu’ils avaient fait vœu d’observer, ils répondirent par des torrents d’injures et par une résistance ouverte. Leur colère éclatait en toute occasion. Si l’insuffisance des ressources de la communauté lui ôtait les moyens de satisfaire à leurs besoins journaliers, ils se réjouissaient de ses embarras ; souvent, pour compromettre son administration et le forcer à relâcher la discipline, ils saccageaient la maison, faisaient main basse sur tout ce qu’ils pouvaient importer « pour nourrir leurs femmes, leurs fils et leurs filles. » Mais leu perversité ne lassait pas persévérance : entouré d’obstacles et de périls, il trouvait un puissant appui dans sa conscience, et des secours efficaces dans la ferveur de ses prières. « Là, dit-il, sur le rivage de l’Océan aux voix effrayantes, la terre manquant à ma fuite, je répétais souvent dans mes prières : Des extrémités de la terre j’ai crié vers vous, Seigneur, tandis que mon cœur était dans l’angoisse ! » ― Du sein de ces tribulations, sa pensée se détournait souvent vers le Paraclet, qu’il se reprochait d’avoir quitté. « Pour éviter des menaces, se disait-il, j’ai cherché un asile dans le danger. » Une grande consolation lui fut alors accordé : après onze ans de séparation, il revit Héloïse. La congrégation dont elle était prieure venait d’être expulsé d’Argenteuil par l’abbé de St-Denis. À cette nouvelle, Abailard se rendit au Paraclet pour y rassembler le troupeau dispersé. Lorsque les sœurs y furent installées, il leur fit donation de l’oratoire et de ses dépendances, et une bulle du page Innocent II à perpétuité. Abailard fit dès lors de fréquentes visites au Paraclet. Comme la communauté était fort pauvre, il venait l’aider de son éloquence, provoquant par

  1. On en peut lire le détail dans D. Gerval
  2. Héloïse lui écrivait : « Vous semez devant des pourceaux les perles de votre éloquence »