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ADD

un certain Sempronius, déguisé et tué sur le théâtre, tout cela fait, de la fameuse tragédie de Caton, une pièce que nos comédiens n’oseraient jamais jouer, quand même nous penserions à la romaine ou à l’anglaise. La barbarie et l’irrégularité du théâtre de Londres ont percé jusque dans la sagesse d’Addison : il me semble que je vois le czar Pierre, qui, en réformant les Russes, tenait encore quelque chose de son éducation et des mœurs de son pays. » La comédie du Tambour se joue encore, mais rarement et avec un effet médiocre. On ne peut pas compter l’opéra de Rosamonde, quoique beaucoup mieux écrit que presque tous les drames destinés à être mis en musique. Parmi ses ouvrages en prose, on trouve : 1° la relation de son voyage en Italie, dont on a parlé plus haut ; 2° un Dialogue sur les Médailles, qui paraîtra superficiel aux antiquaires, mais où les bons esprits trouveront une érudition choisie, un bon goût de littérature, et une instruction agréable et facile ; 3" l’ébauche d’une Défense de la religion chrétienne, qu’il n’a pas eu le temps d’achever ; 4° un grand nombre d’essais sur la littérature, la morale et la politique, insérés dans le Tattler, le Spcectator, le Guardian (le Tuteur), le Freeholder (le Franc-Tenancier) et le Whig Examiner (l’Examinateur Whig). C’est dans ces essais, surtout dans ceux du Spectateur, qu’Addison se montre tour à tour un sage moraliste, un observateur pénétrant de la nature humaine, un censeur, tantôt sévère, tantôt plaisant, des vices et des travers de son temps, et surtout un écrivain pur, clair, élégant, et qui a contribué plus qu’aucun autre à fixer la langue anglaise au degré de perfection où elle est parvenue. « Tout écrivain, dit Johnson, qui voudra se former un style véritablement anglais, familier sans trivialité, noble sans enflure, et élégant sans affectation, doit étudier jour et nuit les ouvrages d’Addison. » Dans la critique littéraire, Addison a montré un goût sain plutôt qu’étend, et un esprit sage, sans originalité ni profondeur dans les vues. Il y a d’excellentes observations dans l’analyse du Paradis perdu de Milton, qui occupe plusieurs feuilles du Spectateur ; mais ses principes sur la nature et les règles de l’épopée sont évidemment calqués sur la doctrine poétique d’Aristote ; et même dans quelques droits, il parait copier le Traité sur le Poëme épique du P. Bossu, ouvrage presque oublié aujourd’hui. On a dit, avec raison, que les règles d’Aristote ne se trouvaient observées ni dans l’Iliade, ni dans l’Odyssée ; elles sont bien moins applicables encore au Paradis perdu. On ne peut pas douter cependant que les articles du Spectateur sur ce poëme n’aient puissamment contribué à ramener l’attention des Anglais sur ses beautés originales, et à préparer la grande réputation qu’il a obtenue depuis. Mais cette justice tardive rendue a Milton ne fut pas l’ouvrage d’Addison seulement : on avait déjà fait une nouvelle édition du Paradis perdu, qui avait eu beaucoup de succès ; plusieurs gens de goût s’occupaient à faire revenir leurs contemporains de l’espèce d’oubli où ils avaient tomber un des plus beaux ouvrages qui existât dans leur langue ; et ce furent les protecteurs même d’Addison, le lord Somers et le marquis d’Halifax, qui l’engagèrent a écrire sur ce sujet. Il avait conçu l’idée d’un dictionnaire de cette langues sur le même plan que Samuel Johnson a suivi pour la composition du sien. Il pensait aussi, comme Swift, qu’il y aurait un grand avantage à établir à Londres une académie uniquement occupée, comme l’Académie française, des moyens d’épurer, de fixer et de perfectionner la langue. Swift a développé cette idée dans un morceau très-bien écrit. Addison a eu une conduite constamment irréprochable du côté des mœurs : il était sincèrement attaché à la religion, mais sans austérité et sans superstition ; grave et réservé dans son maintien, timide et même embarrassé dans la société, il parlait peu devant les personnes qu’il ne connaissait guère. « Je n’ai jamais vu, disait le lord Chesterlield, un homme plus modeste et plus gauche. » Cependant, lorsqu’il était avec ses amis particuliers, et que surtout le plaisir de la table et un peu de vin animaient son imagination, il parlait avec beaucoup d’intérêt et de grâce, et sa conversation charmait tous ceux qui l’entendaient. Son caractère n’a pas été à l’abri de tout reproche. On l’a accusé d’être jaloux des talents et des succès des autres, et les mémoires du temps ont conservé quelques anecdotes qui semblent autoriser cette imputation. Il suffit de rappeler, à ce sujet, les vers aussi mordants que spirituels que Pope a insérés dans son Épître à Arbuthnot. Cœ vers ont été rendus par Delille, avec le rare talent qui distingue ce grand poëte. Les voici :

Mais représentez-vous un écrivain vanté,

Plein de grâce et d’esprit, sachant penser et vivre,
Charmant dans ses discours, sublime dans un livre ;
Partisan du bon goût, amoureux de l’honneur ;
Fait pour un nom célèbre, et, né pour le bonheur ;
Mais qui, comme ces rois que l’Orient révère,
Pense ne bien régner qu’en étranglant son frère ;
Concurrent dédaigneux, et cependant jaloux,
Qui, devant tout aux arts, les persécute en vous ;
Blâmant d’un air poli, louant d’un ton perfide ;
Cherchant a vous blesser, mais d’une main timide ;
Flatté par mille sots, et redoutant leurs traits ;
Tellement obligeant, qu’il n’oblige jamais ;
Dont la haine caresse et le sourire menace ;
Bel esprit à la cour, et ministre au Parnasse ;
Faisant d’une critique une affaire d’État ;
Ainsi que son héros (Caton), dans son petit sénat,
Réglant le peuple auteur ; tandis qu’en son extase,
Tout le cercle ébahi se pâme à chaque phrase…
Parle, qui ne rirait de ce portrait sans nom ?

Mais qui ne pleurerait si c’était Addison ?

Il ne faut cependant pas s’en rapporter aveuglément au témoignage de Pope : il avait été l’ami d’Addison, et ils s’étaient brouillés sans aucun motif apparent. Pope était très-susceptible, jaloux, vindicatif et satirique amer : un tel caractère est justement suspect. Addison avait été longtemps tourmenté d’un asthme dont les accès étaient fréquents. L’hydropisie s’y étant jointe sans que l’art pût y apporter aucun secours, il mourut le 17 juin 1719, âgé seulement