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que quelques mois, et fut remplacé par un autre ouvrage du même genre, mais conçu sur un plan plus étendu, plus réfléchi, plus particulièrement consacré à la peinture des mœurs, et à l’application des principes de la morale aux devoirs habituels de la vie sociale. Il eut pour titre le Spectateur, ouvrage qui a été traduit dans toutes les langues ; qui a obtenu partout à peu près le même succès, et qui semble avoir contribue à la célébrité de son auteur plus qu’aucune autre de ses productions. Avant le Tattler, il n’avait paru en Angleterre aucun ouvrage qui eût le même but et la même forme. On y connaissait, depuis longtemps, des feuilles périodiques qui avaient pour objet la politique et les nouvelles ; mais le Tattler et le Spectateur furent les premières où l’on se proposa de présenter un tableau des mœurs du temps en peignant les caractères, en censurant les vices, en relevant les ridicules et les travers dominants dans la société, et en employant alternativement la gravité de la raison, le ton du sarcasme et de l’ironie, et quelquefois les formes ingénieuses de l’apologue et de l’allégorie. Dans ces différents genres d’esprit et de style, Addison est celui qui a montré le plus de talent et le meilleur goût. Il a servi de modèle à beaucoup d’écrivains distingués qui pendant longtemps ont coopéré à l’envi aux nombreuses imitations du Spectateur qui ont paru depuis en Angleterre. On ne peut nier que ce genre d’ouvrage n’ait eu une influence aussi étendue que salutaire sur les mœurs de la nation ; et cet effet s’explique aisément, si l’on considère le caractère général des Anglais, leur manière de vivre, plus intérieure et domestique que dans tout autre pays, et le goût de lecture et d’instruction répandu dans presque toutes les classes de la société, depuis le laboureur et le manufacturier jusqu’au plus grand seigneur du royaume. Les différences de gouvernement et de mœurs expliqueront aussi pourquoi les ouvrages écrits dans d’autres pays, à l’imitation du Spectateur, n’ont put y obtenir ni le même succès, ni la même influence. En 1713, Addison se montra au monde littéraire avec un nouveau caractère : il fit jouer sa tragédie de Caton. Il en avait, dit-on, conçu le plan et esquissé les premières scènes dans son voyage en Italie. Plusieurs années après son retour, il en avait compose les quatre premiers actes, et il fut arrête par les difficultés qu’il trouva à en faire le dénoûment. Il en vint cependant à bout, et se détermina à faire jouer sa pièce. Elle eut un succès extraordinaire : trente-cinq représentations, données sans interruption, purent à peine rassasier la curiosité publique. Elle fut également admirée et applaudie dans les représentations qu’on en donna ensuite tant à Londres que dans d’autres villes de l’Angleterre. On voyait, pour la première fois, sur le théâtre anglais, une action tragique conduite avec régularité sans événements bizarres, des scènes intéressantes sans les mouvements exagérés des passions, un style constamment noble et élégant, sans enflure et sans disparate. Voltaire a parlé de cette tragédie avec autant de goût que d’impartialité : « M. Addison, dit-il, est le premier Anglais qui ait fait une tragédie raisonnable. Je le plaindrais s’il n’y avait mis que de la raison Sa tragédie de Caton est écrite, d’un bout à l’autre, avec cette élégance mâle et énergique dont Corneille, le premier, donna chez nous de si beaux exemples dans son style inégal. Il me semble que cette pièce est faite pour un auditoire un peu philosophe et très-républicain. Je doute que nos jeunes dames et nos petits-maîtres eussent aimé Caton en robe de chambre, lisant les Dialogues de Platon, et faisant ses réflexions sur l’immortalité de l’âme. » Mais il n’y aucun théâtre en Europe ou la scène de Julia et de Siphax ne méritait d’être applaudie comme un chef-d’œuvre de caractères bien développés, de beaux contrastes, de sentiments élevés, et d’une diction continûment élégante et pure. Mais il faut convenir que ces genres de mérite n’auraient pas suffi pour exciter à ce point l’admiration du peuple anglais, si elle n’avait été échauffée et soutenue par un intérêt plus puissant encore que celui qui naissait du fond du sujet et de là perfection du style. Addison, constamment attaché au parti des whigs, c’est-à-dire, à celui dont les principes de liberté avaient une tendance plus républicaine, flattait particulièrement ce parti par les sentiments exaltés de liberté qu’il mettait dans la bouche de Caton, et par l’éloquente énergie avec laquelle il savait les exprimer. À cette époque, la lutte des whigs et des torys agitait avec violence la nation anglaise. Le succès de Caton fut donc un triomphe pour la faction des whigs. Cependant, comme Addison, en faisant parler des Romains, n’exaltait la liberté que d’une manière générale, sans aucune allusion directe aux factions qui divisaient l’Angleterre, les torys ne voulurent pas se montrer les ennemis de cette liberté, qu’ils voulaient ainsi que les whigs, mais qu’ils voyaient dans l’augmentation du pouvoir monarchique, tandis que ceux-ci la cherchaient dans l’augmentation du pouvoir populaire. Ainsi, les torys affectèrent de joindre leurs applaudissements à ceux du parti opposé ; et Bolingbroke, qui était le chef du parti tory, assistant à la première représentation de Caton, fit venir dans sa loge l’acteur Booth, chargé du principal rôle, et lui remit une bourse de 50 guinées, comme une « récompense, dit-il, de ce qu’il, avait si bien défendu la cause de la liberté contre un dictateur perpétuel. » Les whigs dit Pope, se proposaient de, faire aussi un présent à Booth, mais ils attendaient qu’ils pussent l’accompagner d’une phrase aussi heureuse. Lorsque la chaleur des factions se fut amortie, l’effet de cette tragédie s’affaiblit insensiblement au théâtre, ou bientôt elle parut trop languissante dans l’action et trop dénuée de mouvement et d’intérêt. On fut frappe de l’insipidité des scènes d’amour que l’auteur y avait introduites, pour se conformer à l’usage. Lorsque après quelques années on essaya de remettre cette pièce au théâtre, on parut beaucoup moins touché des beautés qu’on y avait admirées autrefois, que des défauts dont l’effervescence des esprits avait affaibli l’impression ; elle fut froidement accueillie, et, depuis, presque entièrement abandonnée ; mais c’est un ouvrage que les gens de goût liront toujours avec intérêt, et où ils admireront