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propose… Qu’on ne l’accepte, si on veut bien, qu’en symbole. Mais ce symbole ne change rien à l’affaire. Il reste devant nous un fait incontestable, à savoir qu’en 1914 les hommes ont perdu la raison. Peut-être le Seigneur en courroux a-t-il confondu les langues ; peut être y avait-il des causes naturelles, mais, d’une façon ou d’une autre, des hommes, les hommes cultivés du XXe siècle, ont, sans aucun motif, attiré sur eux-mêmes des calamités inouïes. Les monarques ont tué la monarchie, les démocrates ont tué la démocratie ; en Russie, les socialistes et les révolutionnaires tuent, et ont déjà presque tué, et le socialisme et la révolution. Que se passera-t-il plus tard ? La période d’aveuglement est-elle terminée ? Le Seigneur en courroux a-t-il cessé d’envoûter les hommes ? Ou bien avons-nous encore à vivre longtemps dans la mésintelligence réciproque et à continuer l’œuvre effroyable d’autodestruction ?

Lorsque j’étais en Russie je ne cessais de me poser cette question et je ne savais pas y répondre. En Russie nous ne voyions guère les journaux étrangers ; quant aux journaux russes, à part des nouvelles et des bruits sensationnels nullement confirmés et nullement fondés, il n’y avait rien. Mais notre impression générale était que l’Europe viendrait tout de même à bout de sa situation difficile et qu’elle en sortirait peut-être bien à son honneur. En d’autres termes, il me semblait qu’en Russie, le Seigneur avait réussi, comme dans les temps lointains de la Bible, à confondre les langues et à amener les hommes à l’état complet de sauvagerie, tandis qu’en Europe les hommes s’étaient arrêtés à temps, qu’ils avaient réfléchi et, déjouant le Seigneur, s’étaient remis à la construction de la Tour, ou, pour m’exprimer non par symboles, mais par des mots simples et clairs, que tous les rêves des Russes véritablement Russes de faire sauter l’Europe se briseraient à ses traditions, à sa fermeté saine et solide, politique, économique et sociale.

Avais-je raison ?