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occupés d’asseoir leurs jugements sur une base philosophique. Et, je le répète, la diversité des vues philosophiques est infinie chez nous. Mais tous s’accordent sur un point. Je ne veux pas donner de noms, d’autant plus que ces noms ne diraient peut-être pas grand’chose aux étrangers, mais je puis déclarer que ce que tous nos écrivains redoutaient le plus, c’était l’éventualité d’une organisation favorable de la Russie dans le sens terrestre.

« Je ne veux pas, je ne veux pour rien au monde du royaume des cieux sur la terre ! » s’écriait, fou de rage, le représentant de la pensée chrétienne russe.

« Que la Russie périsse, plutôt qu’elle s’organise à la mode petite-bourgeoise, à l’instar de la répugnante vieille Europe ! » s’exclamait avec le même pathétique un homme de l’extrême gauche.

L’un des poètes les plus renommés de Russie, prononçant un discours devant une nombreuse assistance composée également d’écrivains, terminait ainsi : « Le tsar, nous l’avons jeté bas, mais il est encore resté un tsar, — là ! (Il indiquait sa tête.) Lorsque nous aurons chassé le tsar de la tête, c’est alors seulement que notre œuvre sera parachevée. »

Tout ce que je raconte ici ne contient pas un iota d’exagération. La haine de l’esprit petit-bourgeois, ou plutôt de ce qu’il est convenu en Russie d’appeler de ce nom, est le mot d’ordre de toute la littérature russe ou, si l’on préfère, de toute la Russie pensante. C’est Hertzen qui, le premier, a introduit ce terme, Hertzen, le célèbre révolutionnaire russe qui a passé toute sa vie en exil en Europe. Il avait quitté la Russie sous Nicolas Ier, croyant trouver en Occident la réalisation de ses rêves les plus chers. Mais là où il venait à la recherche de son idéal, de ce que, parlant la langue de saint Augustin, on peut appeler amor dei usque ad contemptum sui, il ne trouva que l’esprit petit-bourgeois, amor sui usque ad contemptum dei. Dans les pays européens on avait chassé les tsars, mais dans la tête des