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les théoriciens de la révolution, a poussé dans une autre direction les destinées futures de notre pays.

Je n’ai pas lu l’ouvrage et je ne me rappelle même pas son titre ni le nom de son auteur, mais on m’a dit qu’un écrivain anglais avait écrit tout un livre pour démontrer que la Russie avait choisi le rôle de Marie contrairement à l’Europe qui a préféré le rôle de Marthe. Certes toutes les généralisations de cette sorte ne doivent être admises que cum grano salis. Mais il y a cependant dans ce jugement une parcelle de vérité et d’une bien curieuse vérité. L’intelliguentsia russe et le peuple russe sont tous deux trop préoccupés par le royaume des cieux et ne savent pas et, surtout, n’aiment pas à songer aux intérêts terrestres. Pendant les premiers temps qui ont suivi la chute du tsar, alors que la Russie était encore en pleine lune de miel de toutes sortes de libertés et que les représentants de tous les partis ne se gênaient pas pour dire ouvertement toute leur pensée, cela était particulièrement frappant. Où que vous alliez, partout on dissertait sur la haute mission de la Russie. Mais quant à l’organisation de la Russie, personne ne s’en occupait et ne voulait y songer. Toute allusion concernant cette organisation provoquait aussitôt une explosion d’indignation. Ne croyez pas que j’aie en vue l’intelliguentsia moyenne ou la jeunesse intellectuelle. Il m’est arrivé de me rencontrer avec les représentants les plus éminents de la Russie pensante, et je ne puis m’en rappeler un seul qui, une fois au moins, m’ait entretenu des moyens à employer pour barrer la route aux événements tragiques dont, dès ce moment-là, on pouvait clairement apercevoir l’approche menaçante. Chez nous, comme partout sans doute, et même plus que partout ailleurs, on peut distinguer une multiplicité de courants d’idées des plus divers. Nous avons des chrétiens, des croyants, des positivistes, des matérialistes, des spiritualistes. Nous avons tout ce qu’on veut. Tout écrivain russe est avant tout philosophe. L’homme politique et le militant eux-mêmes sont très pré-