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L’homme était entré à l’auberge. Quand il y entra, l’auberge était vide et il alla s’asseoir à une des tables du fond. Il avait déposé sous le banc son sac, et, s’étant accoudé, il attendit qu’on vînt. Ce fut le patron qui vint, un nommé Simon. Il dit à l’homme :

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Donnez-moi un demi de vin, dit l’homme. Et puis j’aimerais bien aussi avoir quelque chose à manger.

— On a du pain et du fromage.

— Eh bien, donnez-moi du pain et du fromage.

Il ne fit pas beaucoup de façons, comme on voit ; Simon n’en fit guère plus. Il alla chercher du pain et du fromage qu’il apporta sur une assiette avec le demi de vin blanc, et l’homme se mit à manger.

Une grosse lampe de cuivre, pas encore allumée, pendait au plafond ; il commençait à faire sombre. L’homme mangeait sans se presser, comme fait quelqu’un qui n’a pas très faim, mais il faut manger, et c’est l’heure. Simon était ressorti tout de suite ; l’homme resta seul. Il toussa un peu, il semblait enrhumé. Il bougeait lentement ses mâchoires sous l’espèce de barbe courte qu’il avait, une barbe pas plus longue au menton que sur les joues, et dont on ne distinguait pas bien la couleur. Il semblait qu’il eût les yeux gris, mais la chose n’était pas sûre, parce qu’ils étaient petits et très enfoncés. On remarquait pourtant qu’il avait le nez de travers. Et ce qu’on remarquait aussi, c’est que sa peau pendait en gros plis autour de son cou, de ses mains et de sa figure, et paraissait moins une peau qu’une espèce d’autre vêtement, qu’il aurait porté à même la chair, et qu’il aurait pu ôter, par exemple, pour peu que l’envie lui en fût venue.

Il y avait bien ainsi quelque chose d’un peu inquiétant dans son aspect, mais il ne semblait pas s’en douter, ni en ressentir de la gêne, comme la plupart de ceux qui sont dans le même cas. Bien au contraire, son maintien était assuré, et son air parfaitement calme. C’était un de ces hommes qui, où qu’ils se trouvent, semblent chez eux, comme s’ils s’étaient dit une fois pour toutes : « On me prendra comme je suis », et parce qu’ils n’ont point de chez eux, ils se trouvent partout chez eux. Et il continua de boire et de manger, jusqu’à ce que son assiette et sa chopine fussent vides, sur quoi il se bourra une pipe, —