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n’ayant point trouvé à se situer dans la vie, ont sauté dans l’imaginaire, et ils en redescendent avec des paroles obscures et des gestes désordonnés. Mais ils n’effrayent personne, étant trop loin de vous. Ils n’étonnent même plus, à la longue. Ils ne sont bons qu’à faire rire.

C’est ainsi que, quand Luc se mit à attaquer Branchu, les gens haussèrent les épaules, et on lui conseilla d’aller crier plus loin. Il n’en tint d’ailleurs aucun compte. Mais à mesure qu’il criait davantage, on lui tournait davantage le dos.

Or il y avait au village un autre cordonnier, nommé Jacques Musy, qui était un pauvre garçon toujours malade, l’air triste, es joues creuses, très maigre, tout voûté, et souvent sa boutique restait fermée plusieurs jours de suite, parce qu’il ne pouvait pas travailler. Souvent, quand il voulait se lever, le matin, il n’était pas capable de se tenir debout, et il restait au lit, vivant d’ailleurs tout seul, sans femme, ni parent, ni personne pour le soigner. C’est assez dire que, dans ces conditions, il lui arrivait fréquemment de vous faire attendre l’ouvrage : s’il n’en avait jamais manqué, c’est qu’on avait pitié de lui. Seulement la pitié, chez l’homme, est un sentiment du dimanche, il ressemble à ces beaux habits qu’on ne met pas tous les jours. On peut avoir bon cœur, l’intérêt passe devant. Quand on sut que Branchu travaillait si bien et à si bon compte, peu à peu Jacques Musy se trouva mis de côté. Il avait beau ne plus quitter sa boutique, et du matin au soir maintenant être là, ne se levant même pas de dessus sa chaise basse, parce qu’il voyait bien de quoi il était menacé : plus personne n’entrait chez lui. Il regardait, il voyait sur la place des petites filles jouer au paradis et à l’enfer, poussant du pied une pierre plate dans des carrés tracés avec un bâton sur le sol ; une heure sonnait, une autre heure ; il toussait un peu, le ciel pouvait être blanc ou noir ; pas une seule paire de souliers à réparer n’était plus posée sur la planche où il les rangeait autrefois. Il patienta ainsi quinze jours, trois semaines, on se demandait de quoi il vivait. On l’apercevait quelquefois, affaissé sur lui-même, la tête dans ses mains, et qui ne bougeait plus, mais chacun pour soi dans la vie. Finalement, un beau matin, sa boutique resta fermée. Sans doute qu’il était malade, on ne s’inquiéta point de lui. Deux ou trois jours passèrent encore. Et ce fut par hasard qu’une voisine