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d’elle : « Combien les as-tu payées… dis ? Est-ce bien celles qu’on avait vues ensemble ?… Quel joli pied elles te font ! Est-ce qu’elles ne sont pas trop petites ? Elles ne te gênent pas un peu ? »

Ainsi venaient des tas de questions auxquelles elles répondaient elles-mêmes, étant terriblement excitées, et pendant ce temps, dans un groupe voisin, Lhôte, lui, faisait admirer ses bottes : « Deux francs, je vous dis, pas un sou de plus ! » et il y avait un reflet qui se déplaçait sur son cou-de-pied comme quand on penche un miroir dans le soleil.

On devine qu’avec tout cela la réputation de Branchu ne fut pas longue à s’établir ; il eut bientôt plus d’ouvrage que n’en auraient pu abattre trois bons cordonniers ordinaires ; comment s’y prenait-il pour en venir à bout tout seul ?

Mais il en venait à bout tout seul, bien que la chose fût à peine croyable, et personne n’eut jamais à se plaindre de lui, et toujours ces prix plus que bas : « Naturellement, disait-on, il se rattrape sur la quantité ; seulement faut-il qu’il soit leste ! » Alors on admirait, parce que c’était admirable, et on a du respect quand même pour les mains du bon ouvrier.

Branchu, du reste, savait s’y prendre, pour entretenir l’amitié des gens : il ne se passait pas de semaine qu’il ne fît une invitation ou deux à l’auberge, et, chaque fois qu’il y entrait, il partageait son litre avec tous ceux qui étaient là. Boire à crédit est une chose qui n’est pas faite pour déplaire ; les gosiers sont reconnaissants.

Et enfin, comme quelques-uns auraient pu s’étonner de ne rien savoir de sa vie, depuis le temps qu’il était dans le pays, il avait eu soin de se mettre à raconter peu à peu son histoire : il était né très loin, quelque part, à la plaine, d’un père et d’une mère qu’il n’avait pas connus, il avait été très durement élevé chez des méchantes gens qui le faisaient coucher sur un tas de copeaux, dans une remise ; un jour, il n’y avait plus tenu, il s’était sauvé ; et alors avait commencé toute une longue vie errante, où dès qu’il avait gagné un franc, il achetait pour un franc de petits objets faciles à vendre et les revendait un franc vingt ; ainsi il avait fini par se mettre une modeste somme de côté, mais il l’avait bien gagnée, et honnêtement gagnée, car on s’use terriblement à courir ainsi ; et il disait : « Vous ne me croirez pas, si vous voulez, mais mes pieds se sont amincis