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le tueur de grenouilles

Le seul changement qui s’opère en l’homme, c’est un peu plus de tristesse ou un peu plus de langueur.

Rien ne s’explique et tout ferait tant de chagrin si on y pensait.

Mais Toniot ne pense déjà plus. Il est loin des villes, loin de ses parents, loin de lui-même. Les mares pernicieuses, miroirs ayant réfléchi tous les mystères, l’attirent, le fascinent, l’ensorcellent. Il est le prince des grenouilles qui le hèlent, avec une passion frénétique… sans jamais l’avoir mieux entrevu que le temps de mourir.

Et il ira vers elles, sa gaule sur l’épaule d’où pend un fil (peut-être jadis vendu à sa mère par le colporteur !) et un petit morceau de drap rouge de la longueur d’une langue de femme. Il va sous les ramures, d’un pas méthodique, l’œil froid et fixe, ses cheveux noirs lui barrant le front de lignes dures. Il a l’aspect d’un très vieil homme qui posséderait les yeux perçants d’un jeune animal. Devant la mare, il les salue de son rire silencieux. Il ne leur fait point de discours ni aucun don de joyeux avènement. Toutes, en grand déploiement de leur force numérique, se mettent à onduler par bandes larges, et elles font se plisser l’eau comme une soie molle.

Autour d’eux, les arbres contemplent le drame en courbant la tête. Des chevelures éplorées se déroulent, et la lune, qu’on aperçoit de bonne heure quand le ciel est pur, se profile en diadème d’ambre fonçant peu à peu jusqu’à la couleur du sang. Plus tard, ce sera comme la pointe d’une flèche qui s’aiguisera sur l’agonie du jour.

La clameur des grenouilles monte effroyablement, leurs yeux jaunes, gouttes d’or pleurées, s’al-