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roman, voilà entre ma pensée et un acte bien positif, une dissidence remarquable ; j’en conviens, mais un torrent débordé n’est point arrêté dans ses ravages en voulant élever une digue au milieu de son cours ; placez-là sur ses bords, et peut-être parviendrez-vous à empêcher de plus grands malheurs. Une bonne réflexion que les miennes auront fait naître, soit à une mère de famille trop indulgente, soit à sa jeune fille, sera pour moi un grand succès.

Emma est charmante, elle a vingt et un ans, des talens que ses dispositions naturelles lui eussent permis de porter très-loin ; mais il eût fallu faire des études suivies, avoir une tenue de caractère dont Emma ne se croit point dispensée, mais qu’elle remet toujours au lendemain. M. Woodhouse, son père, n’est point infirme, il a seulement une disposition nerveuse si irritable, que toujours près d’être incommodé, sans jamais le devenir, il se livre perpétuellement aux petits soins qui conservent sa santé dans un juste équilibre. Le caractère n’a rien cependant de petit, car cette inquiète surveillance s’étend à tout ce qui l’entoure. Le froid, le chaud, le serein, l’inquiètent pour les autres autant que pour lui-même. Si dans les repas, dans les thés qu’il donne, il n’offre pas avec une grande largesse, ce n’est pas parcimonie, mais un accident pourrait arriver, et il en tremble. Heureusement qu’Emma, sa fille chérie, fait avec art disparaître tout ce que la manie de son père aurait de désagréable pour ses hôtes.

C’est en bas âge qu’Emma perdit sa mère, elle n’en peut avoir de souvenir. La fortune de M. Woodhouse lui a permis de donner à sa fille Mlle Taylor pour institutrice. La suite de l’ouvrage prouvera qu’elle était une digne maîtresse ; seulement elle a trop vu les bonnes qualités de son élève, et point assez les défauts qui pouvaient leur nuire. Emma a beaucoup d’esprit, mais point de jugement, car celui-ci naît de la comparaison des idées, des choses et des personnes ; à son âge on n’a rien acquis de tout cela. Quand on est doué de grandes facultés morales et qu’on les emploie sans réflexion et sans guide, on fait des fautes, de grandes fautes ; je ne dis pas de