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M. Isvolski, ou MM. de Khevenhuller ou Pouilly-Mensdorf à Vienne, au lieu de M. d’Æhrenthal, nous serions plongés dans un calme idyllique. Tout le mal viendrait de la haine tamisée que les deux ministres des affaires étrangères s’inspirent l’un à l’autre : voilà une argumentation très diplomatique, peut-être, mais qui est trop mesquine pour pouvoir, à elle seule, expliquer un grand phénomène historique. On serait tout aussi fondé à dire que Bismarck déclara la guerre à la France impériale parce que la coiffure du duc de Gramont lui déplaisait, et que le Japon torpilla Port-Arthur parce que l’amiral Togo voulait humilier l’amiral Alexeief. Je ne nierai pas que les considérations de personnes jouent un rôle dans les heurts des Etats entre eux, — mais l’influence des collectivités est déjà assez puissante, même dans des pays tels que la Russie et l’Autriche, pour que ces considérations cèdent le pas à des raisons plus amples.

Pour ramener le conflit oriental à un mécanisme plus général, on l’a rattaché à la révolution turque. L’Autriche, devenue une grande puissance balkanique depuis 1878, aurait profité des difficultés que traversait la Porte sous le régime nouveau, pour affirmer son autorité et ses prétentions. L’annexion de la Bosnie-Herzégovine, liée assez étroitement, du reste à la proclamation de l’indépendance bulgare, lui aurait paru d’autant plus opportune, cet automne, qu’elle infligeait un échec à la jeune Turquie, au parti libéral, pour lequel la monarchie austro-hongroise, d ’essence très conservatrice, devait professer une instinctive antipathie. Supposez donc que la révolution ottomane ne se fût pas produite et que la constitution de Midhat n’eût pas été remise en vigueur : la Bosnie-Herzégovine serait demeurée sous l’autorité nominale d’Abdul-Hamid et sous la tutelle militaire du cabinet de Vienne. Quant à Ferdinand de Bulgarie, — qui, dans l’espèce, fut l’instrument intelligent de M. d’Æhrenthal, il n’aurait pas échangé son titre princier contre une couronne royale.

Voilà encore un bien beau raisonnement. Par malheur pour lui et pour ceux qui le soutiennent, — en mettant toute la crise à la charge des jeunes Turcs, — il n’est qu’un raisonnement de dialectique instable et de bases incertaines. On oublie tout simplement qu’avant d’annexer la Bosnie l’Autriche avait lancé le fameux projet du chemin de fer du Sandjak, qui devait