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ECCE HOMO

me les interdisais parce que je les trouvais au-dessous de moi. Ce « fatalisme russe », dont j’ai parlé, s’est manifesté chez moi en ceci que je me suis cramponné âprement, pendant des années, à des situations, à des sociétés presque insupportables, après que le hasard me les eut données. Il vallait mieux n’en pas changer, pour ne pas sentir la possibilité de les changer, que de succomber à un mouvement de révolte… J’en voulais alors à mort à celui qui me troublait dans ce fatalisme, à celui qui voulait me réveiller brusquement. Et, de fait, il y avait chaque fois danger mortel. — Se considérer soi-même comme une fatalité, ne pas vouloir se faire « autrement » que l’on est, dans des conditions semblables, c’est la raison même.

7.

La guerre, par contre, est une autre affaire. Je tiens de nature les aptitudes guerrières. L’attaque est, chez moi, un mouvement instinctif. Pouvoir être ennemi, être ennemi — cela fait peut-être supposer une nature vigoureuse ; de toute façon c’est une condition qui se rencontre chez toute nature vigoureuse. Celle-ci a besoin de résistance, par conséquent elle cherche la résistance. Le penchant à être agressif fait partie de la force aussi rigoureusement que le sentiment de vengeance et de rancune appartient à la faiblesse. La femme, par exemple, est rancunière ; cela tient à sa faiblesse, tout aussi bien que sa sensibilité devant la misère étrangère.

La force de l’agression peut se mesurer à la qualité de l’adversaire plus puissant, ou d’un problème plus dur, car un philosophe qui est belliqueux engage la lutte même avec les problèmes. La tâche ne consiste pas à surmonter les difficultés d’une façon générale, mais à surmonter des difficultés qui permettent d’engager sa force tout entière, toute son habileté et toute sa maîtrise dans le maniement des armes — pour se rendre maître d’adversaires qui vous soient égaux… L’égalité devant l’ennemi — première condition pour qu’un duel soit loyal. Quand on méprise on ne peut pas faire la guerre ; quand on commande alors que l’on se sent en présence de quelque chose qui est au-dessous de soi, on ne doit pas faire la guerre.

Ma pratique de la guerre peut se résumer en quatre propositions :