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336 M ERCVRE DE FRANCE-16-X1-1908 en prédictions sinistres. Mais, Tannée où j ’échouai au baccalauréat, mes vacances furent véritablement pathétiques. Avez-vous observé que les bac­ calauréats, les distributions de prix coïncident parfois avec les grandes cau­ ses judiciaires et que la Sorbonne prononce alors ses verdicts en même temps que la cour d’assises ? Cette année-lè, on jugeait deux jeunes scélérats, coupables d’un horrible forfait et dont le procès faisait grand bruit. Mes parents se livraient au jeu édifiant des parallèles et, à travers certaines phrases désobligeantes, j ’enten­ dais bien que je me préparais une fin semblable à celle de ces tristes déra­ cinés, de petite bourgeoisie, somme toute, et qui, ayant reçu une certaine instruction, quittèrent leur province, vinrent à Paris, assassinèrent une fru i­ tière et montèrent sur l’échafaud. La nuit, je rêvais que le bourreau venait me réveiller; il avait l’apparence du proviseur et la bouche pleine de cita­ tions brèves, comme les tapissiers de ces petits clous que Ton appelle de la semence. Il me disait en souriant: Dura le x,sed le x , mors ultima ratio, et comme je lui demandais si je souffrirais : Tôt capiia quoi sensas! Il me conduisait sur une grande place où cent mille jeunes gens, tous bacheliers* me regardaient en ricanant, tandis qu’un père disait à son fils : <t Tu vois, mon enfant, les inconvénients de la paresse. » Oppressé par ces souvenirs, Bouvard se tourna vers notre jeune cama­ rade : « O mon cher vinrt-troisième ! prononça-t -il gravement, je te ferai des vacances charmantes. » Il poursuivit: — Eh bien! la vie a continué pour moi le collège. Chaque année, à la même époque mes transes, mon supplice recommencent avec les distributions de prix, de rubans violets, verts ou rouges; on couronne, on palme, on crucifie. Oui, c ’est le collège qui continue et comme autrefois mes parents, c ’est ma femme à présent qui m ’humilie en me comparant à des camarades, à des collègues mieux doués ou plus habiles. Elle accom ­ pagne de réflexions sans bienveillance la nomination d’Un-Tel dau^ l’ordre de la Légion d’honneur, et c’est d’une voix sifflante qu’elle m’annonce que tel autre a eu de l ’avancement. Est-il utile de vous dire que je suis dans l’administration 1 Tantôt, elle me fait honte, tantôt elle me plaint, ce qui est pire, elle me traîne dans la pitié. J’appréhende de rentrer tout à l’heure à la maison; elle va gémir de ce que notre fils marche sur mes traces; elle me citera des parents qui, obscurs par eux-mêmes, empruntent de l’éclat à leur progéni­ ture ; et, ce soir, pendant le dîner, elle enviera des maisons où Ton boit à la santé des lauréats, où la mère de famille voit autour d’elle ses enfants, la tête couronnée de feuillage; elle regarde son époux, et tous deux se sou­ viennent des paroles du prêtre qui les unit: «. Vos enfants seront autour de vous comme de jeunes plants d’oliviers. » Car ma femme a de l’ambition ; poussé par elle, j ’ ai fait de la littérature, de la politique, j ’ai joué à la Bourse, et je n’ai réussi en rien, je ne suis rien, je ne fais partie d’aucune société, ni même d’aucun dîner, ni de la Soupe aux choux, ni de la Pomme, ni de la Poire. C ’est affligeant! Alors, tout pour moi est une cause de vexa­ tion. Vous ne pouvez pas vous imaginer le mal que me font les journalistes avec leurs enquêtes et leurs interviews. C’est habituellement à l’époque des vacances, encore, que l ’on demande aux importantes personnalités de la politique, des lettres, des sciences et des arts, leur opinion sur les grandes