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limousine, que vous voyez passer avec envie, c’est la berline de voya­ge du temps de M. de Talleyrand. Berline rapide, mais berline. L’autobus, que vous voyez également passer, mais sans envie, je pense…

m. del. — En effet.

m. desm. — C’est, à la ville, l’ancien omnibus encore un peu moins confortable ; c’est, à la campagne, la vieille diligence gravissant les côtes avec plus d’entrain. L’automobile eût été un progrès social en 1820 ; après les chemins de fer, c’est une régression.

m. del. — Si vous le prenez ainsi, je ne dis pas. Mais l’utilité sociale est-elle tout ?

m. desm. — À peu près, car il y a bien des chances pour qu’elle soit aussi l’utilité individuelle. Profitez-vous beaucoup des limousines de quarante chevaux ?

m. del. — Je les connais de vue.

m. desm. — Les possesseurs de ces limousines profitent-ils aussi des chemins de fer ?

m. del. — Assurément.

m. desm. — Concluez.

m. del. — Il est certain que le chemin de fer est social et que l’au­tomobile est particulariste.

m. desm. — C’est tout à fait cela. Eh bien, l’aéroplane sera encore bien plus particulariste que le chemin de fer. Le nombre de ses pas­sagers sera toujours très limité.

m. del. — Je le crois aussi.

m. desm. — Mais je vous concède l’aérobus à cent kilomètres à l’heure et à quatre ou cinq passagers.

m. del. — Fichtre ! Je n’en demandais pas tant.

m. desm. — Attendez la suite, c’est-à-dire, calculez vous-même ce qu’il faudra d’aérobus pour transporter du Havre à New-York les trois cents passagers de luxe qu’emporte un grand transatlantique.

m. del. — Inutile.

m. desm. — Comprenez donc que l’aéroplane ne sera qu’un nou­veau privilège accordé aux riches. Invention mécanique très belle, mais, dans la pratique, si elle l’atteint jamais, invention anti-sociale.

m. del. — Faudrait-il donc arrêter toutes les inventions qui ne doivent pas être d’une utilité universelle ?

m. desm. — Je n’ai rien dit de tel. Je conseille seulement au peuple, dont nous sommes par la médiocrité de nos ressources, de ne pas s’enthousiasmer pour une merveille dont il ne connaîtra jamais que par ouï-dire les beautés. Je conseille aussi à ceux qui écrivent de ne pas laisser croire que cinq ou six milliers d’aéroplanes filant au-des­sus de l’Europe puissent faire changer une cheville au vieux bateau de la civilisation. Au point de vue du bonheur humain, qui est