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MERCVRE DE FRANCE— i6-x i-1908 « Je fis Finvestissement de sa vie. Grâce à ma fortune, accrue encore par dix années de vie obscure, je pus composer autour de l’exécré un cercle d’intimes à mes. ordres. « Le livre qu’il lisait, l’habit qu’il portait, la femme qu’il aimait, autant de forces destructives et occultes que je diri­ geai contre le mécanisme de ses organes et la vivacité de son intelligence. Je cantharidai tout ce qu’il touchait, jusqu’ aux animaux voluptueux. La viande, le pain, le vin ravagèrent de troubles neurasthéniques son organisme. Gomme un enfant que. des pédagogues pervers voudraient lâcher à tra­ vers le monde monstrueusement inconscient, je le fis pétrir de caresses subtiles et atroces. Son masseur joua de son corps ainsi que d’ un instrument lourd qu’ on affine à force d’ obstina­ tion et de génie. Il ne marcha plus, il n’ entendit plus, il ne dormit plus comme le troupeau des hommes. L ’imagination nourrie de lectures et de visions obscènes, le corps pénétré à son insu jour et nuit d’odeurs inconnues, caressé de mains meurtrières, intoxiqué savamment, se débilitèrent. Secoué de convulsions, il glissa à des rêves de torpeur. Il n’analysait plus, il jouissait. En un an, le plus délirant des aliénés sen­ suels . « La volupté l’avait enfin pris par les cheveux et l’ entraînait violemment vers l’abrutissement ou la mort. « Une nuit de débauche, payée pour la chute définitive de son apparence d’homme et pour la contemplation de son igno­ minie entière, je lui apparus. « Des enfants, des éphèbes, des matrones entouraient mon ancien ami, qui, bourrelet sur la tête, hochet au poing, sucette en bouche, bégayait dans un berceau. Je le saluai cérémo­ nieusement, je lui parlai avec la voix de jadis, enfonçant dou­ cement ma dignité, comme un genou écrasant, dans la pour­ riture de son âme. Bien qu’hébété,il me reconnut. «O minute inoubliable où nos regards se pénétrèrent chargés du passé. « J’étais accompagné de femmes célèbres par la beauté ou par le talent, d ’artistes, d ’hommes politiques, .d’ une troupe, résumé élégant de la vie sociale. « Il perdit la raison dans la lumière soudaine de ma ven­ geance et dans l ’explosion de rires et de dégoût que j ’avais pro­ voquée. »