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la vigilance de la justice. Au-dessus de la grille qui le renferme, demeure à perpétuité un écriteau qui porte la cause de son emprisonnement. Nous n’enfermons plus des hommes vivans dans la nuit des tombeaux, supplice infructueux & plus horrible que le trépas ! C’est en plein jour qu’il offre la honte du châtiment. Chaque citoyen sait pourquoi tel homme est condamné à la prison, & tel autre aux travaux publics. Celui que trois châtimens n’ont pû corriger, est marqué, non sur l’épaule, mais au front, & chassé pour jamais de la patrie.

— Eh ! Dites-moi, je vous prie, les lettres de cachet ? Qu’est devenu ce moyen prompt, infaillible, qui tranchoit toute difficulté, qui mettoit si à leur aise l’orgueil, la vengeance & la persécution ? — Si vous faisiez cette question sérieusement, me répondit mon guide d’un ton sévère, vous insulteriez au Monarque, à la nation, à moi-même. La question & les lettres de cachet[1] sont au même rang ; elles ne souillent plus que les pages de votre histoire.

  1. Un citoyen est enlevé subitement à sa famille, à ses amis, à la société. Une feuille de papier est un trait de foudre invisible. L’ordre d’exil ou d’emprisonnement est expédié au nom du roi & motivé uniquement de son bon plaisir. Il n’est revêtu d’autres formes que de la signature des ministres. Des intendans, des évêques ont à leur disposition des liasses de lettres de cachet ; ils n’ont plus qu’à mettre le nom de celui qu’ils veulent perdre : la place est en blanc. On a vu des malheureux vieillir dans les prisons, oubliés de leurs persécuteurs ; & jamais le monarque n’a pu être informé de leur faute, de leur infortune & de leur existence. Il seroit à souhaiter que tous les parlemens du royaume se réunissent contre cet étrange abus du pouvoir ; il n’a aucun fondement dans nos loix. Cette cause importante ainsi éveillée seroit celle de la nation, & l’on ôteroit au despotisme son arme la plus redoutable.