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re ces grosses compagnies qui absorboient toutes les fortunes particulières, anéantissoient l’audace généreuse d’une nation, & portoient un coup aussi funeste aux mœurs qu’à l’état.

Il pouvoit être très-agréable de prendre du chocolat, de savourer des épices, de manger du sucre & des ananas, de boire la crême des Barbades, de vêtir les étoffes brillantes des Indes : mais, en vérité, ces sensations étoient-elles assez voluptueuses pour nous fermer les yeux sur l’assemblage des maux inouïs que notre molesse éveilleroit dans les deux hémisphères ? Vous alliez briser les nœuds sacrés du sang & de la nature

    dont nous voyons déja les commencemens. Mais, hélas ! le patriotisme est une vertu de contrebande. L’homme qui ne vit que pour soi, qui ne pense qu’à soi, qui se tait & détourne les yeux, de peur de frémir, voilà le bon citoyen : on loue même sa prudence & sa modération. Pour moi, je ne puis me taire, je dirai ce que j’ai vu : c’est dans la plupart des provinces de la France qu’il saut venir pour voir des peuples au comble de l’infortune. Voici en 1770 le troisième hiver de suite où le pain est cher. Dès l’an passé la moitié des paysans avoit besoin de la charité publique, & cet hiver y mettra le comble, parce que ceux qui ont vécu jusques ici en vendant leurs effets n’ont plus actuellement rien à vendre. Ce pauvre peuple a une patience qui me fait admirer la force des loix & de l’éducation.