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L’expression obligatoire des sentiments
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spécialement pour le rituel funéraire. Un autre cas remarquable est que ce sont même souvent les cognats, les simples alliés qui sont obligés, souvent à l’occasion même de simples échanges de délégués ou à l’occasion d’héritages, de manifester le plus de chagrin[1].

Ce qui achève de démontrer cette nature purement obligatoire de l’expression du chagrin, de la colère et de la peur, c’est qu’elle n’est pas commune même à tous ces parents. Non seulement ce ne sont que des individus déterminés qui pleurent, et hurlent et chantent, mais ils appartiennent le plus souvent, en droit et en fait, à un seul sexe. À l’opposé des cultes religieux stricto sensu, réservés, en Australie, aux hommes, les cultes funéraires y sont dévolus presque entièrement aux femmes[2]. Les auteurs sont unanimes sur ce point et le fait est attesté pour toute l’Australie. Inutile de citer des références sans nombre d’un fait

  1. Beaux-frères hurlant quand ils reçoivent les biens du défunt (Warramunga), Spencer et Gillen, Northern Tribes, p. 522. Cf. Spencer, Tribes of Northern Territory, p. 147, pour un cas remarquable de prestations rituelles et économiques intertribales à l’occasion des morts, chez les Kakadu du Nord australien. Le chagrin manifesté est devenu une pure affaire économique et juridique.
  2. Il est ici inutile d’expliquer pourquoi les femmes sont ainsi les agents essentiels du rituel funéraire. Ces questions sont d’ordre exclusivement sociologique, probablement cette division du travail religieux est-elle due à plusieurs facteurs. Cependant pour la clarté de notre exposé, et pour faire comprendre l’importance inouïe de ces sentiments d’origine sociale, indiquons-en quelques-uns : 1. la femme est un être minoris resistentiae, et que l’on charge et qui se charge de rites pénibles, comme l’étranger (cf. Durkheim, Formes élémentaires, p. 572) ; elle est d’ailleurs normalement elle-même une étrangère, elle est chargée de brimades qu’autrefois le groupe infligeait à tous ses membres (voir rites collectifs de l’agonie, Warramunga, R. Hertz, « Représentation coll. … », p. 184 : cf. Strehlow, Aranda Stämme, etc., IV, II, p. 18, p. 25, où ce ne sont déjà plus que les femmes qui se mettent en tas sur le mort) ; 2. la femme est un être plus spécialement en relations avec les puissances malignes ; ses menstrues, sa magie, ses fautes, la rendent dangereuse. Elle est tenue à quelque degré pour responsable de la mort de son mari. On trouvera le texte d’un curieux récit de femme australienne dans Roth, « Structure of the Kokoyimidir Language (Cap Bedford) », Bulletin 3, p. 24, cf. Bulletin 9, p. 341, traduction infidèle p. 374. Cf. Spencer et Gillen, Native Tribes, p. 504. 3. dans la plupart des tribus, il est précisément interdit à l’homme, au guerrier de crier sous aucun prétexte, en particulier de douleur, et surtout en cas de tortures rituelles.