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Essais de sociologie

ponsabilité civile par la classique « volonté du législateur », ou par des « vertus » générales de la nature humaine qui aurait rationnellement créé cette institution. On l’explique par toute l’évolution du système de la responsabilité. En second lieu, elles ont bien ce caractère de nécessité et, par suite, de généralité qui est celui de l’induction méthodique et qui même permet peut-être, dans quelques cas, la prévision. Par exemple, on peut presque poser en loi que les pratiques rituelles tendent à se raréfier et à se spiritualiser au cours du développement des religions universalistes. En troisième lieu, et c’est là le point le plus important selon nous, de telles hypothèses sont éminemment critiquables et vérifiables. On peut, dans un vrai travail de sociologie, critiquer chacun des points traités. On est loin de cette poussière impalpable des faits ou de ces fantasmagories d’idées et de mots que le public prend souvent pour de la sociologie, mais où il n’y a ni idées précises, ni système rationnel, ni étude serrée des faits. L’hypothèse devient un élément de discussion précise ; on peut contester, rectifier la méthode, la définition initiale, les faits invoqués, les comparaisons établies ; de telle sorte qu’il y a, pour la science, des progrès possibles.

Ici, il faut prévenir une objection. On serait tenté de dire que la sociologie, avant de s’édifier, doit faire un inventaire total de tous les faits sociaux. Ainsi on demanderait au théoricien de la famille d’avoir fait le dépouillement complet de tous les documents ethnographiques, historiques, statistiques, relatifs à cette question. Des tendances de ce genre sont à craindre dans notre science. La timidité en face des faits est tout aussi dangereuse que la trop grande audace, les abdications de l’empirisme aussi funestes que les généralisations hâtives. D’abord, si la science requiert des revues de faits de plus en plus complètes, elle n’exige nulle part un inventaire total, d’ailleurs impossible. Le biologiste n’a pas attendu d’avoir observé tous les faits de digestion, dans toutes les séries animales, pour tenter les théories de la digestion. Le sociologue doit faire de même ; lui non plus n’a pas besoin de connaître à fond tous les faits sociaux d’une catégorie déterminée pour en faire la théorie. Il doit se mettre à l’œuvre tout de suite. À des connaissances provisoires, mais soigneusement énumérées et précisées, correspondent des hypothèses provisoires. Les généralisations faites, les systèmes proposés, valent momentanément pour tous les faits connus ou inconnus