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Les civilisations : éléments et formes
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Reste enfin un groupe de trois sens que l’on donne, quelquefois scientifiquement et, presque toujours, vulgairement au terme de civilisation.

Les philosophes et notre public entendent par civilisation : la « culture », Kultur, le moyen de s’élever, d’arriver à un plus haut niveau de richesse et de confort, de force et d’habileté, de devenir un être civique, civil, d’établir l’ordre, la police, d’imposer la civilité et la politesse, d’être distingué, de goûter et de promouvoir les arts.

Les linguistes partent un peu de la même idée quand ils se servent du mot « culture » dans un double sens compréhensible. D’une part, ils voient dans les « langues de civilisation » : le latin, l’anglais, l’allemand, etc., maintenant le tchèque, le serbe, etc., des moyens d’éducation, de transmission, de tradition des techniques et des sciences, de propagation littéraire, à partir de milieux assez vastes et assez anciens. D’autre part, ils les opposent aux patois et dialectes, aux petites langues de petits groupes et sous-groupes, de nations peu civilisées, aux parlers ruraux par excellence, c’est-à-dire aux langues peu étendues et, partant (il y a ici inférence probable mais non prouvée), peu affinées. Pour eux, le critère de valeur et le caractère expansif, la force véhiculaire et la capacité de transmission se confondent avec la qualité des notions transmises et de la langue transmise. Leur double définition n’est pas très loin de la nôtre.

Enfin, les hommes d’État, les philosophes, le public, les publicistes encore plus, parlent de la Civilisation. En période nationaliste, la Civilisation c’est toujours leur culture, celle de leur nation, car ils ignorent généralement la civilisation des autres. En période rationaliste et généralement universaliste et cosmopolite, et à la façon des grandes religions, la Civilisation constitue une sorte d’état de choses idéal et réel à la fois, rationnel et naturel en même temps, causal et final au même moment, qu’un progrès dont on ne doute pas dégagerait peu à peu.

Au fond, tous ces sens correspondent à un état idéal que rêvent les hommes, depuis un siècle et demi qu’ils pensent politiquement. Cette parfaite essence n’a jamais eu d’autre existence que celle d’un mythe, d’une représentation collective. Cette croyance universaliste et nationaliste à la fois est même un trait de nos civilisations internationales et nationales de l’Occident européen et de l’Amérique non indienne. Les uns se figurent la Civilisation