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Essais de sociologie

Mais il y a plus : l’une des bandes est bouddhique ; une autre, c’est l’épopée hindoue, pas même védique, celle du vishnouisme et du civaïsme. L’explication de ces deux-là, due à nos savants français, commence à être donnée assez complètement. C’est la plus large des bandes qui, elle, offre une difficulté jusqu’ici insoluble. Une immense armée de milliers de soldats défile devant nous. Les prêtres, les chefs, les princes sont hindous ou se présentent à l’indienne. On croit que c’est la guerre du Râmâyana. Ce n’est pas sûr. En tout cas, les subalternes, la troupe, une partie de l’équipement, les armes, la marche, les vêtements, la coiffure, les gestes, sont d’une civilisation à part, inconnue par ailleurs. Les figures (et nous n’avons pas de raison de croire qu’elles sont infidèles ; même stylisées, elles portent la marque de l’art et de la vérité) représentent une race qui correspond fort mal, non seulement aux races actuelles, mais même à aucune race pure connue. Une dernière série représente la vie courante et les métiers. Quelques-uns ont déjà un aspect indochinois. Dès la fin du premier millénaire de notre ère, l’Indochine était déjà un « chaudron de sorcière » où fondaient ensemble les races et les civilisations.

Cet exemple fait apparaître un troisième sens du mot civilisation : celui ou on l’applique pour ainsi dire exclusivement à des données morales et religieuses. On a le droit de parler de « civilisation bouddhique » plus exactement de bouddhisme civilisateur — quand on sait comment il rythme toute une partie de la vie morale et esthétique de l’Indochine, de la Chine et du Japon et de la Corée et presque toute la vie, même politique, des Thibétains et des Bouriates. — On peut considérer comme juste l’emploi de l’expression « civilisation islamique », tant l’islam sait assimiler en tout ses fidèles, du geste infime à l’être intime. Même autour de l’idée du khalifat, il a manqué former un État politique, dont il a encore bien des traits. — On peut correctement spéculer sur la « civilisation catholique » — c’est-à-dire « universelle », pour elle-même — dans l’Occident, au Moyen Âge, même quand le latin ne fut plus qu’une langue véhiculaire de l’Église et de l’Université. Il est même plus exact, historiquement, au point de vue des contemporains de cette civilisation, de l’appeler ainsi plutôt que de l’appeler européenne, car la notion d’Europe n’existait pas alors.