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Les civilisations : éléments et formes
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sont l’objet de propagandes. Nous savons l’histoire de la « Danse du serpent » en Amérique du Nord, celle de la « Danse du soleil » dans toute l’étendue de la Prairie. Henri Hubert et moi, nous avons fait faire attention, dans de nombreux comptes rendus, à ces cultes spéciaux, plus ou moins détachés des bases locales, par lesquels ont été véhiculés dans bien des sociétés dites sauvages, barbares, comme dans l’Antiquité, bien des idées, et religieuses, et morales, et scientifiques.

Même les institutions s’empruntent, même les principes d’organisation sociale s’imposent. Par exemple, la notion de constitution, de πολιτεία, née dans le monde ionien, se propage dans toute l’Hellade, s’élabore dans la philosophie, puis arrive dans Rome, res publica, puis dans nos civilisations où elle reparaît dans les constitutions d’État, après avoir persisté dans les constitutions et chartes urbaines, ainsi que dans les petites Républiques rurales et montagnardes. On peut tenter l’histoire curieuse du mot « tribu » en grec et en latin, mot qui signifie trois et qui désigne, ici et là, des organisations par deux, quatre, etc. Les institutions militaires se sont nécessairement empruntées, jusqu’à nos jours, jusqu’à nous-mêmes, comme les techniques d’armement qui dépendent d’elles ou dont elles dépendent. Un fait déterminé peut s’imposer au-delà de la société et du temps où il fut créé.

Les phénomènes de civilisation sont ainsi essentiellement internationaux, extranationaux. On peut donc les définir en opposition aux phénomènes sociaux spécifiques de telle ou telle société : ceux des phénomènes sociaux qui sont communs à plusieurs sociétés plus ou moins rapprochées, rapprochées par contact prolongé, par intermédiaire permanent, par filiation à partir d’une souche commune.

Un phénomène de civilisation est donc, par définition comme par nature, un phénomène répandu sur une masse de populations plus vaste que la tribu, que la peuplade, que le petit royaume, que la confédération de tribus. Ainsi les traits de la civilisation iroquoise sont communs à toutes les nations iroquoises, bien au-delà de la ligne des Cinq Nations.

Il suit de là que leur étude peut avoir à la fois un intérêt historique et géographique et un intérêt sociologique. En effet ces faits ont toujours une extension en surface, une géographie, plus vaste que la géographie politique de chaque société ; ils