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De quelques formes primitives de classification
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au début de ce travail. C’est qu’une classification logique est une classification de concepts. Or, le concept est la notion d’un groupe d’êtres nettement déterminé ; les limites en peuvent être marquées avec précision. Au contraire, l’émotion est chose essentiellement floue et inconsistante. Son influence contagieuse rayonne bien au-delà de son point d’origine, s’étend à tout ce qui l’entoure, sans qu’on puisse dire où s’arrête sa puissance de propagation. Les états de nature émotionnelle participent nécessairement du même caractère. On ne peut dire ni où ils commencent, ni où ils finissent ; ils se perdent les uns dans les autres, mêlent leurs propriétés de telle sorte qu’on ne peut les catégoriser avec rigueur. D’un autre côté, pour pouvoir marquer les limites d’une classe, encore faut-il avoir analysé les caractères auxquels se reconnaissent les êtres assemblés dans cette classe et qui les distinguent. Or l’émotion est naturellement réfractaire à l’analyse ou, du moins, s’y prête malaisément parce qu’elle est trop complexe. Surtout quand elle est d’origine collective, elle défie l’examen critique et raisonné. La pression exercée par le groupe social sur chacun de ses membres ne permet pas aux individus de juger en liberté les notions que la société a élaborées elle-même et où elle a mis quelque chose de sa personnalité. De pareilles constructions sont sacrées pour les particuliers. Aussi l’histoire de la classification scientifique est-elle, en définitive, l’histoire même des étapes au cours desquelles cet élément d’affectivité sociale s’est progressivement affaibli, laissant de plus en plus la place libre à la pensée réfléchie des individus. Mais il s’en faut que ces influences lointaines que nous venons d’étudier aient cessé de se faire sentir aujourd’hui. Elles ont laissé derrière elles un effet qui leur survit et qui est toujours présent ; c’est le cadre même de toute classification, c’est tout cet ensemble d’habitudes mentales en vertu desquelles nous nous représentons les êtres et les faits sous la forme de groupes coordonnés et subordonnés les uns aux autres.

On peut voir par cet exemple de quelle lumière la sociologie éclaire la genèse et, par suite, le fonctionnement des opérations logiques. Ce que nous avons essayé de faire pour la classification pourrait être également tenté pour les autres fonctions ou notions fondamentales de l’entendement. Déjà nous avons eu l’occasion d’indiquer, chemin faisant, comment même des idées aussi abstraites que celles de temps et d’espace sont, à chaque moment