Page:Mauss - Essais de sociologie, 1971.pdf/14

Cette page a été validée par deux contributeurs.

des relations domestiques. Et, d’autre part, nous savons tous que les relations domestiques ne sont pas exclusivement affectives, qu’entre nous et des parents que nous pouvons ne pas connaître il existe des liens juridiques qui se sont noués sans notre consentement, à notre insu ; nous savons que le mariage n’est pas seulement un accouplement, que la loi et les usages imposent à l’homme qui épouse une femme des actes déterminés, une procédure compliquée. Manifestement, ni les tendances organiques de l’homme à s’accoupler ou à procréer, ni même les sentiments de jalousie sexuelle ou de tendresse paternelle qu’on lui prêterait d’ailleurs gratuitement, ne peuvent, à aucun degré, expliquer ni la complexité, ni surtout le caractère obligatoire des mœurs matrimoniales et domestiques.

De même les sentiments religieux très généraux qu’on a coutume de prêter à l’homme et même aux animaux — respect et crainte des êtres supérieurs, tourment de l’infini — ne pourraient engendrer que des actes religieux très simples et très indéterminés : chaque homme, sous l’empire de ces émotions, se représenterait à sa façon les êtres supérieurs et leur manifesterait ses sentiments comme il lui semblerait convenable de le faire. Or une religion aussi simple, aussi indéterminée, aussi individuelle n’a jamais existé. Le fidèle croit à des dogmes et agit selon des rites entièrement compliqués, qui lui sont en outre inspirés par l’Église, par le groupe religieux auquel il appartient ; en général, il connaît très mal ces dogmes et ces rites, et sa vie religieuse consiste essentiellement dans une participation lointaine aux croyances et aux actes d’hommes spécialement chargés de connaître les choses sacrées et d’entrer en rapport avec elles ; et ces hommes eux-mêmes n’ont pas inventé les dogmes ni les rites, la tradition les leur a enseignés et ils veillent surtout à les préserver de toute altération. Les sentiments individuels d’aucun des fidèles n’expliquent donc, ni le système complexe des représentations et des pratiques qui constitue une religion, ni l’autorité par laquelle ces manières de penser et d’agir s’imposent à tous les membres de l’Église.

Ainsi les formes suivant lesquelles se développe la vie affective, intellectuelle, active de l’individu, lui préexistent comme elles lui survivront. C’est parce qu’il est homme qu’il mange, pense, s’amuse, etc., mais s’il est déterminé à agir par des tendances qui lui sont communes avec tous les hommes, les formes précises