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Fragment d’un plan de sociologie descriptive
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On peut déduire au moins une partie, cent ans, plus, d’histoire juridique, politique.

Mais surtout on peut analyser, à partir de ces documents, la méthode que chaque société a prise pour consigner son histoire : vers, prose rythmée, peintures et gravures, monuments, etc. On peut apprécier la quantité et la précision de ces documents. Sans doute une meilleure exploration archéologique permettra un jour, même pour les populations dites sans histoire de faire rentrer quelques-unes de leurs légendes dans l’histoire. Au surplus, il ne faut pas mépriser les capacités historiques de ces gens. Là où l’observation sociologique a été suffisamment bien conduite, on a constaté qu’un certain nombre d’individus ont une immense mémoire de ces généalogies. Par exemple, chez les Kakadu (sud du golfe de Carpentarie, Terre Neuve, Australie), Sir Baldwin Spencer a trouvé un certain Araiya capable de lui réciter les généalogies de presque tous les ancêtres totémiques de la tribu, leurs noms, leurs « lieux », leurs mariages, qui fondent encore aujourd’hui les alliances des vivants. La précision de notions de ce genre n’est pas rare : en Polynésie, généralement les gens peuvent réciter les noms de plus d’une trentaine d’ancêtres. Les brahmanes, les aèdes grecs et les bardes irlandais sont des généalogistes. On raconte aussi l’histoire des propriétés, des objets de culte, des armes de « famille », même celles de cavernes à fossiles. Enfin tout cela s’encadre en même temps dans toute une histoire naturelle des bêtes, des plantes, des terres, des eaux, des cieux et des astres, que nous allons retrouver.

Cette mémoire collective consciente il faut la chercher et la trouver chez les gens qui en ont le secret et le dépôt. Connaître cette armature historique, et non seulement la tradition, mais la forme de cette tradition, où s’enregistre et s’exhale la gloire des clans et des individus, n’est pas le fait de toute la société. Les femmes sont généralement privées du droit de les savoir ; le menu reste des hommes connaît chacun son histoire à lui. Il peut corriger les détails du récit que fait l’orateur, ceux qui concernent ses choses, ses ancêtres à lui. À côté, il en est d’autres qui savent et se souviennent pour tous. La connaissance du tout de l’histoire sociale est réservée à quelques vieilles gens quelque fois assez nombreux, mais toujours autorisés, la poignée de poètes et légistes de métier. L’inégalité des aptitudes traditionalistes est la règle dans les sociétés indigènes comme chez nous.