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Essais de sociologie


TRANSMISSION DE LA COHÉSION SOCIALE.
TRADITION, ÉDUCATION

1. Tradition

Jusqu’ici s’étend le domaine où le droit et aussi la religion font régner une sorte d’emprise morale des hommes, par le moyen des idées et des usages ; c’est la sphère où agit la force spirituelle, émotive et physique de la contrainte sociale. C’est jusqu’à ce point que droit, morale, religion (du clan, des sociétés secrètes, etc.) imposent rythme et uniformité à l’intérieur des sous-groupes, rythme et unité de mouvement et d’esprit entre tous les sous-groupes. À la rigueur, cette emprise peut être considérée sinon comme juridique, du moins comme morale. Ce que nous avons décrit jusqu’ici, c’est l’art politique archaïque et — comme l’art politique n’est qu’une forme suprême de l’art de la vie en commun, lequel est la morale —, dans les sociétés qu’il s’agit d’observer, le phénomène d’autorité et de cohésion est toujours moral et coloré de religion.

Cependant, même cette morale publique dépasse la sphère du moral. Elle règne en effet dans toutes sortes de faits que nous avons contribué à identifier, et que nous avons l’habitude de nommer « totaux », car ils assemblent tous les hommes d’une société et même les choses de la société à tous points de vue et pour toujours. Ainsi la fête, la feria latine, le moussem berbère, sont à la fois dans grand nombre de cas : des marchés, des foires, des assemblées hospitalières, des faits de droit national et international, des faits de culte, des faits économiques et politiques, esthétiques, techniques, sérieux, des jeux. C’est le cas du potlatch nord-ouest américain, du hakari, c’est-à-dire des grandes distributions de « monts » de vivres que l’on retrouve depuis les îles Nicobar — jusqu’au fond de la Polynésie. À ces moments, sociétés, groupes et sous-groupes, ensemble et séparément, reprennent vie, forme, force ; c’est à ce moment qu’ils repartent sur de nouveaux frais ; c’est alors qu’on rajeunit telles institutions, qu’on en épure d’autres, qu’on les remplace ou les oublie ; c’est pendant ce temps que s’établissent et se créent et se transmettent toutes les traditions, même les littéraires, même celles qui seront aussi passagères que le sont les modes chez nous : les grandes assemblées