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MISÈRE HUMAINE


Jean d’Espars s’animait :

— Fichez-moi la paix avec votre bonheur de taupes, votre bonheur d’imbéciles que satisfait un fagot qui flambe, un verre de vieux vin ou le frôlement d’une femelle. Je vous dis, moi, que la misère humaine me ravage, que je la vois partout, avec des yeux aigus, que je la trouve où vous n’apercevez rien, vous qui marchez dans la rue avec la pensée de la fête de ce soir et de la fête de demain.

Tenez, l’autre jour, avenue de l’Opéra, au milieu du public remuant et joyeux que le soleil de mai grisait, j’ai vu passer soudain un être, un être innommable, une vieille courbée en deux, vêtue de loques qui furent des robes, coiffée d’un chapeau de paille noire, tout dépouillé de ses ornements anciens, rubans et fleurs disparus depuis des temps indéfinis. Et elle allait traînant ses pieds si péniblement que je ressentais au cœur, autant qu’elle-même, plus qu’elle-même, la douleur de tous ses pas. Deux cannes la soutenaient. Elle passait sans voir personne, indifférente à tout, au bruit, aux gens, aux voitures, au soleil ! Où allait-elle ? Vers quel taudis ? Elle portait dans un papier, qui pendait au bout d’une ficelle, quelque chose ? Quoi ? du pain ? oui, sans doute. Personne, aucun voisin n’ayant pu ou voulu faire pour elle cette course, elle avait entrepris, elle, ce voyage horrible, de sa mansarde au bou-