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à personne. Mais fera-t-elle du bien à qui que ce soit ?

Admettons qu’elle ne fasse ni bien ni mal ; classons la nouvelle loi parmi les mesures inutiles, et passons.

Ce qui me semble inquiétant là-dedans, c’est la tendance. C’est le but soi-disant moralisateur. Il existe dans toutes nos sociétés modernes un éternel malentendu entre les artistes et les législateurs. Le législateur ne se préoccupe que d’une prétendue morale absolue, changeante d’ailleurs comme le temps ; et, sans rien distinguer, il frappe au nom de ce principe.

L’artiste ignore cette morale, ne la comprend pas, la nie. Il marche, les yeux éblouis d’une vision, possédé par ce qu’on appelait jadis l’inspiration, sans s’inquiéter si elle est chaste ou impure. Il produit son œuvre conçue selon ses facultés, il élabore presque inconsciemment ; il est une force, une machine productrice. Et soudain il se sent pris au collet ; il est arrêté, poursuivi, jugé, condamné par des messieurs ignares que pousse toute une armée d’imbéciles qui proclament au nom de leur sottise « que l’art doit moraliser ».

Ne confondons pas, messieurs, l’art de M. Scribe avec l’art de Shakespeare.

Or, en étendant cette laide appellation de pornographe à tous ceux dont les écrits ont blessé la morale courante, on irait loin.

Qui donc alors ne fut pas pornographe parmi nos ancêtres, parmi les plus magnifiques génies qui sont demeurés la gloire des lettres ? Oui, messieurs, si une autre Académie (je ne fais aucune allusion), pour répondre au dictionnaire de Pénélope entrepris par les quarante vieillards au milieu desquels ne serait pas en sûreté, pourtant, la chaste Suzanne ; si une autre Académie, dis-je, s’avisait de commencer aujourd’hui un dictionnaire des pornographes célèbres, quels noms n’y pourrait-elle pas inscrire ?